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PSYCHOPATHOLOGIE D'UN SERVICE DE MÉDECINE POLYVALENTE

INTRODUCTION


Début novembre 2022, j’ai intégré, pour la seconde année consécutive, la Clinique de X. comme stagiaire en psychologie clinique. Madame P., unique psychologue de l’établissement, avait répondu positivement à ma demande d’être spécifiquement affecté aux services de médecine polyvalente et des urgences. Mon expérience précédente avait été mitigée. Au chevet des patients hémodialysés, j’avais découvert une clinique passionnante et attachante. D’un autre côté, mes relations avec l’équipe soignante de ce service très technique avaient été quasi-nulles. Je souhaitais cependant continuer à me former sur les modalités de la psychologie dans les contextes de souffrances somatiques car je suis convaincu que chaque individu est un jour confronté à la maladie et qu’un psychothérapeute doit être préparé à accueillir les bouleversements psychiques qui en découlent.


Présentation de générale de l’institution

La Clinique de X. propose une offre de soins très variés, essentiellement somatiques. Elle dispose, comme évoqué, d’un service d’urgences, de médecine polyvalente et d’hémodialyse, mais également d’une maternité, d’un service de cancérologie, de plusieurs blocs de chirurgie et d’une toute nouvelle aile dédiée à l’imagerie médicale. Plusieurs spécialistes proposent également de la chirurgie bariatrique et digestive, de la cardiologie, de la chirurgie esthétique, de l’orthopédie ou encore de la pneumologie. La psychiatrie est quant à elle totalement absente de l’établissement.

 

L’équipe de psychologues

Mme P. est la seule psychologue de la clinique. Titulaire d’un master de psychologie clinique de l’Université Paris 7, elle appuie son travail sur le référentiel analytique. Ses attributions sont principalement les services de maternité et de cancérologie. Pour pouvoir déployer une offre de soins psychologiques plus étendue auprès des patients de l’institution, elle a décidé de faire appel à deux stagiaires de niveau Master 2. Ma co-stagiaire fut affectée en maternité et moi en médecine polyvalente et aux urgences. Bien que Mme P. intervienne sporadiquement dans ces deux services sur demande des équipes, c’est la première fois qu’ils sont pourvus d’une aide psychologique dédiée. Je demeure cependant sous la responsabilité de la psychologue et non de la cadre de santé. Quelques semaines avant le début de mon stage, la psychologue avait prévenu les équipes de ma présence pour une durée de six mois. Elle avait également collé une affiche avec mes jours de présence.

Sur le papier mon travail s’organise de la façon suivante : en collaboration avec les équipes soignantes, je peux proposer aux patients qui en ont fait la demande un suivi psychologique ; j’ai également la possibilité d’aller directement frapper à la porte des chambres pour me présenter et proposer un entretien.

Tous les vendredi matin, une réunion de synthèse qui réunit l’équipe de psychologie est organisée. Elle a pour fonction de faire un point clinique sur les différentes situations que nous avons rencontré au cours de la semaine. Cette réunion se déroule dans le bureau de Mme P. qui se situe au premier étage de la clinique, dans le service de maternité.

Malgré l’affichage et plusieurs sollicitations de ma part auprès des équipes du service d’urgence, je ne suis jamais intervenu sur une de leur situation clinique. Ce mémoire repose donc principalement sur mon travail et mes observations recueillies en médecine polyvalente.


Le service de médecine polyvalente

Le service de médecine polyvalente de la Clinique de X. accueille les patients hospitalisés pour une raison médicale, ne nécessitant pas d’intervention chirurgicale. Ces derniers sont souvent hospitalisés plusieurs jours en chambre après un passage par les urgences. Le service propose 15 chambres, peut accueillir 27 patients et joue également le rôle d’antichambre pour les services spécialisés, les soins continus et la chirurgie.

Sur la brochure de l’établissement, deux médecins officient dans le service. Le Docteur G. est chef de service depuis de très nombreuses années. Sa décontraction et sa bonhommie lui confèrent un air sympathique. Il est assisté par Monsieur B. dont le diplôme de médecine obtenu dans son pays d’origine n’est pas reconnu en France. Les équipes embarrassées le qualifient d’interne. Il n’est donc pas autorisé à prescrire et à prendre des décisions médicales. Effacé malgré un usage du français correct, il se caractérise par une attitude fuyante. La pratique et la responsabilité médicale repose donc entièrement sur le Docteur G.

L’organisation du service est pilotée par la cadre de santé Mme A. qui a la lourde charge de gérer les plannings et de manager l’équipe soignante. Elle m’a été présentée le premier jour et je ne l’ai ensuite presque jamais recroisée dans le service.

L’équipe médicale est généralement constituée de deux infirmier(e)s diplômés d’état et de deux aides-soignant(e)s. La rotation, les conditions de travail difficiles et les arrêts maladie fréquents obligent l’établissement à recourir à de nombreux vacataires.


La place du psychologue

Le service de médecine polyvalente ne n’a jamais disposé d’un psychologue dédié. Quand de l’avis des équipes, un patient hospitalisé se trouvait en détresse psychique, Mme P. était contactée. Mon arrivée s’apparentait donc à une création de poste.

Au premier jour de mon stage, accompagné de ma tutrice, je suis descendu me présenter dans le service. L’accueil des médecins fut souriant mais j’ai senti les équipes soignantes sceptiques et peu concernées. J’ai alors pressenti que ma tâche ne serait pas facile. Mme P. m’a raconté que la première réaction des cadres de santé quand ils ont appris que des stagiaires psychologues allaient intervenir dans leur service fut de penser que nous venions pour écouter la souffrance des équipes de soins. Ils ne semblaient pas pouvoir concevoir que nous puissions intervenir auprès des patients. Dès mes premiers jours de présence, j’ai assez rapidement été confronté à cette demande d’écoute et de prise en charge du personnel qui se manifestait par des plaintes sur les conditions de travail et le comportement de leur hiérarchie peu présente et reconnaissante. Par opposition, aucun patient ne semblait avoir besoin d’une prise en charge psychologique. Ce qui peut paraître étonnant quand il s’agit de sujets confrontés à la maladie et la mort.

Après plusieurs mois passés à arpenter l’unique couloir du service, j’aime définir l’accueil que j’ai reçu par l’équipe comme « bipolaire » ou « cyclothymique ». Dans soixante-quinze pourcent des cas, je suis ignoré, attaqué et les réponses à mes questions sont accompagnées par des soupirs. Mais certains matins, sans raison apparente, les infirmier(e)s et les aides-soignant(e)s sont joviales et partagent volontiers au sujet des patients.

Ces derniers sont essentiellement hospitalisés pour des maladies somatiques c’est-à-dire qu’ils sont victimes d’une atteinte organique ou qu’ils présentent une aggravation de leur état générale. Le travail de l’équipe consiste à soigner ces troubles pour pouvoir les renvoyer à leur domicile. Ces patients ne formulent donc aucune demande de soins psychiques. Toute leur attention et leur énergie sont focalisées sur leur corps et sa guérison. En tant que stagiaire psychologue, l’exercice est difficile car l’offre de soin ne rencontre, en théorie, aucune demande manifeste. L’année précédente, au sein de la même institution, j’avais effectué un stage dans un service de dialyse et je m’étais déjà heurté à une configuration similaire. Après un début poussif, je m’étais aperçu que la demande latente était massive et que la majorité des soignés présentaient un tableau clinique dépressif. Même si toutes les pathologies rencontrées dans le service de médecine polyvalente ne sont pas aussi délétères que l’insuffisance rénale chronique, je pensais pouvoir me servir de l’expérience acquise en dialyse pour soutenir ces nouveaux patients.


Un service institutionnel dysfonctionnel peut-il pousser ses patients vers des expériences limites ou psychotiques ?

A la fin de ma première semaine de stage, j’avais rencontré deux patientes. Le médecin chef avait demandé l’avis du psychologue pour Madame Y., une femme de 71 ans qui présentait tous les signes du syndrome de glissement[1]. Cette patiente sera le cas clinique central de ce mémoire. La seconde, Madame P., pleurait beaucoup, ce qui avait préoccupé une stagiaire infirmière. Je me souviens être sorti de la chambre de ces deux malades avec des émotions massives en me disant que tous les patients du service semblaient présenter des profils psychotiques. Au moment d’écrire ces lignes, cinq mois plus tard, alors que la grande majorité des infirmier(e)s et des aides soignant(e)s de l’institution sont en grève et que les couloirs du service son déserts, je ressens à nouveau un sentiment d’inquiétante étrangeté à la sortie de la chambre d’une nouvelle patiente qui ne faisait, soi-disant, que pleurer et qui a rigolé tout l’entretien alors que je lui parlais d’insuffisance rénale chronique, me qualifiant même de bout en train.

Au final, depuis plusieurs mois, je me retrouve confronté à une situation paradoxale : pourquoi plusieurs patients de ce service de médecine polyvalente atteints par des pathologies organiques variées, sans antécédents psychiatriques, présentent des états délirants, des comportements clivants, et parfois même des épisodes maniaques ?

Le travail effectué au chevet des malades, les confidences et les états d’âme du personnel soignant ont laissé transparaître un service hospitalier malade, sans véritable hiérarchie et dans lequel les réunions institutionnelles ont été abandonnées. Plus je prenais en charge des patients, plus j’avais l’impression que dans cette institution tout était fait en dépit du bon sens. Dans ces conditions, est-il si surprenant de voir les patients, à leur tour, perdre la tête ?

Dans une première partie, en m’appuyant sur la prise en charge de Madame Y. et sur des entretiens avec l’équipe de soin, je développerais les signes cliniques et les mouvements archaïques présent chez les patients et plus généralement au sein du service. Dans un deuxième temps, j’interrogerai ces observations à la lumière de certaines théories psychologiques et psychanalytiques pour essayer de comprendre les multiples processus qui peuvent être engagés dans cette situation singulière. Pour finir, dans une dernière partie, je proposerai certaines pistes de réflexion qui, je pense, pourrait aider le service de médecine polyvalente à se saisir de ses difficultés actuelles et à les dépasser.

I.              La clinique psychologique dans un service de médecine polyvalente


Le service de médecine polyvalente est situé au rez-de-chaussée de la Clinique de X. . Il accueille des individus hospitalisés pour une raison médicale, ne nécessitant, dans l’immédiat, pas d’intervention chirurgicale. Mon deuxième jour de stage, le Docteur G., chef du service, m’a demandé d’aller rendre visite à une patiente dont l’état général en baisse requérait l’avis d’un psychologue. Il me donna peu de détails. Madame Y., était hospitalisée depuis plusieurs semaines pour un problème aux pieds. Elle avait perdu beaucoup de poids. Sa fille s’inquiétait.

Durant les trois mois suivants, jusqu’à sa sortie de l’établissement, j’ai rencontré cette femme à douze reprises pour des entretiens. Ce cas s’avéra être très représentatif de tout ce qui se joue dans le service de médecine polyvalente aussi bien du côté des patients que du côté de l’institution.


A.   Madame Y


1.     Entretiens cliniques


a.     Premier entretien – Lundi 14 novembre 2023


En passant la porte de la chambre de Madame Y., je suis saisi par le corps qui se présente à mon regard : amaigri, le teint jaunâtre, presque momifié. Je me présente à la patiente et lui demande si elle souhaite discuter un petit peu. Sa réponse est positive, d’ une voix franche. Pour engager l’entretien, je lui demande depuis combien de temps elle est hospitalisée.  N’obtenant pas de réponse, je suppose alors qu’elle n’a pas entendu la question et répète ma question. Madame Y. demeure mutique. L’air se fait plus lourd et le silence semble durer plusieurs minutes. Ne me démontant pas, je décide de poser une deuxième question sur le service et les infirmières. A ma grande surprise, la femme alitée se remet à parler : « ah ça, très bien ! Elles sont très gentilles ». L’année dernière, j’ai travaillé plusieurs mois dans le service de dialyse. J’y ai appris qu’on n’aborde pas un entretien avec un sujet alité de la même manière que dans un cabinet. Dans les premières minutes, il faut être actif et s’intéresser au malade pour tenter de créer du lien. Je poursuis donc avec une troisième question portant sur les raisons de son hospitalisation. Et à nouveau, je n’obtiens aucune réponse. Le silence est de plus en plus pesant, j’observe Madame Y. qui regarde en l’air dans une direction opposée. Son regard semble hagard. Ce schéma se répète les minutes suivantes : je parle à la patiente qui ne me répond pas. Mal à l’aise, je finis par lui annoncer que je repasserai la voir jeudi. Même si cela m’a semblé une éternité, je n’ai, au final, pas passé plus de dix minutes dans la chambre que j’ai quitté angoissé, avec le sentiment d’avoir failli.

Suite à cet entretien, je décide de consulter le dossier de Madame X. sur le logiciel de la clinique. La situation de cette dernière ne m’a pas laissé insensible. Je repense encore beaucoup au corps cadavérique de la malade. Il me renvoie à celui de ma grand-mère les jours précèdent son décès. Je découvre que Madame Y. est rentrée à la clinique pour une brûlure au pied courant septembre. Comme les tissus commençaient à se nécroser, favorisés par la condition de diabétique de la patiente, le Docteur M., chirurgien vasculaire, a procédé à une angioplastie de la jambe. Le résultat de l’opération n’a sans doute pas été celui escompté car la patiente a désormais le pied entièrement nécrosé. Je relève également dans les transcriptions que la patiente et sa fille ont demandé la visite d’un psychologue.


b.     Entretiens du 17 novembre au 1 décembre 2023


Le jeudi suivant, vers quatorze heures, j’ai pris mon courage à deux mains pour retourner m’entretenir avec Madame Y.. La patiente me semble un peu moins marquée physiquement. Je me présente à nouveau, incertain qu’elle se souvienne de mon passage de lundi. Nos échanges d’introduction sont plus fournis. Mais rapidement, de longs silences de plusieurs minutes apparaissent. La patiente ne paraît toujours pas disposée à se confier. Les réponses à mes questions sont oui et non. Embarrassé par le silence, comme la patiente tousse beaucoup, je lui propose de lui servir un verre d’eau. Madame Y. accepte mais demeure immobile. Je me sens alors obligé de lui glisser la tasse entre les lèvres comme le ferait sans doute un(e) aide-soignant(e). J’ai l’impression de nourrir un enfant au biberon. Au milieu du silence, je pense à D. Winnicott[2] et à l’espace transitionnel avec la conviction que malgré le mutisme de la malade, mon travail n’est pas vain. Avant de partir, je rappelle à Madame Y. mes jours de présence dans le service et l’encourage à me faire appeler par les soignants en cas de besoin. Alors que je quitte la pièce, la patiente me remercie à deux reprises pour être certaine d’avoir bien été entendue : « Merci beaucoup monsieur ».

Me dirigeant vers la sortie service, j’entends derrière moi : « Pourquoi il s’en va le monsieur ? Revenez monsieur ! ». J’aperçois une femme qui m’appelle dans le poste de soin. Je la rejoins. La porte se ferme derrière moi et je me retrouve rapidement entouré d’aides-soignantes. Celle qui m’a interpelé se présente sous le prénom de Sophie. Elle m’explique qu’elle est très investie dans les soins de Madame Y., qu’elle se fait beaucoup de soucis mais qu’elle ne peut actuellement pas s’investir plus car elle traverse des problèmes personnels. Je lui réponds que le début de prise en charge est difficile car la patiente est mutique. Sophie semble surprise car elle parle beaucoup avec cette femme qui a d’ailleurs beaucoup d’humour. Elle enchaîne en me faisant l’historique de la soignée. Madame Y. a deux filles. La plus jeune qui souffre d’un lourd handicap habite avec elle. Il y a quelques semaines, la patiente a commencé à délirer. Elle s’est réveillée un matin persuadée que cette fille était morte. Les infirmières ont eu beau lui passer sa fille au téléphone, elle ne retrouvait pas la raison. Sophie ajoute que le diagnostic minimum envisagé pour Madame Y. est une amputation de la jambe mais que la patiente n’est au courant de rien. Lorsqu’elle prononce le mot diagnostic tout le personnel se tourne vers nous. Une infirmière, Céline, prend la parole : « Nous ne savons pas pourquoi mais le Docteur G. a une phobie des annonces. Il n’en fait aucune ! D’ailleurs pour Madame Y., nous-même n’avons pas de diagnostic officiel. Les bruits de couloir parlent d’une amputation. » Une par une, elles m’expliquent que dans ce contexte, il est difficile d’avoir une relation honnête avec les patients, qu’il est difficile de se positionner. Sophie semble avoir le cœur lourd et paraît heureuse d’avoir vidé son sac. Certaines informations transmises par le personnel ont particulièrement retenues mon attention, comme le fait que Madame Y. parle un peu plus avec Sophie ou qu’elle soit maintenue dans une errance diagnostique. Je sais également désormais que la patiente a l’habitude de fréquenter des psychologues par le biais de sa fille en situation de handicap et qu’elle en a une bonne représentation.

Le lundi suivant, avant d’aller dans les chambres, je décide d’aller glaner quelques informations dans le poste de soin du service. J’y croise Sophie à qui je demande des nouvelles de Madame Y.. Agacée, elle me raconte qu’elles se sont disputées ce matin. Dès son arrivée, l’aide-soignante est allée s’occuper de la patiente. En commençant la toilette, elle est tombée sur la jambe nécrosée de la malade. Sophie m’explique que cette vision suscita chez elle une réaction interne violente, un dégout. Elle s’est alors sentie obligée d’aiguiller leur conversion vers des sujets plus futiles. Madame Y. était peu causante. Pire encore, quand Sophie lui demanda de se retourner pour finir les soins, cette dernière refusa, faisant mine de ne pas comprendre les injonctions. Après quelques minutes de négociation, la patiente s’est mise à crier : « J’ai peur ». Un infirmier a dû venir à la rescousse pour la fin de la toilette et des soins. Sophie paraît vraiment très en colère. Elle me dit être dans l’incompréhension car elle s’investit beaucoup dans la prise en charge de Madame Y. qui ne lui rend rien en retour. Je ne fais aucun commentaire mais cette situation me dérange. Le discours de l’aide-soignante me semble plus narcissique qu’empathique. D’un autre côté, je commence à discerner certains éléments à l’œuvre chez Madame Y. Cette dernière semble avoir recours au silence, ou plutôt à la rétention de mots comme mécanisme de défense face à une situation de perte de contrôle.

Pour notre troisième entretien, Madame Y. est un peu plus causante. Elle m’explique que la situation lui pèse. « Je ne comprends rien » répète-t-elle à plusieurs reprises. Les médecins ne lui donnent aucune information. Mais, de son côté, elle se pose beaucoup de questions, en particulier « s’il y aura une suite ? ». Son regard semble m’interroger mais je suis piégé par l’omerta du diagnostic mise en place par le chef de service. Pendant la rencontre, elle pleure deux fois. Face à cela, je me sens de plus en plus impuissant au point de m’interroger intérieurement sur le rôle du psychologue dans un service médical.  Je ressens le besoin d’agir. Avant de quitter la chambre, je demande à la patiente son autorisation pour publier une transmission mentionnant le fait que le manque de visibilité sur sa situation clinique engendre chez elle de fortes angoisses.

Deux jours plus tard, le jeudi 23 Novembre, la psychologue de l’institution organise une réunion d’éthique qui doit rassembler le directeur de l’établissement, les cadres de santé, des médecins et plus généralement toute personne qui souhaite participer. Le principe est de présenter anonymement un cas clinique qui soulève des questionnements et d’en discuter. Chaque réunion s’articule autour d’un thème précis. Le thème choisi par Madame P. à cette occasion est l’annonce du diagnostic. La salle est peu remplie au départ car l’horaire choisi, treize heures, est également celui de la pause repas. Le directeur Monsieur K. tient bien sa place. Assise à ses côtés se trouve la directrice des soins. Quelques infirmières ont également fait le déplacement. L’une d’entre elle a même prévu son plateau repas. Quand Madame P. commence à exposer le cas clinique, aucun médecin n’est présent dans la salle. Il y a quelques semaines, une dame de quatre-vingt-dix ans fut hospitalisée en urgence pour des difficultés respiratoires. Ses examens présentèrent la présence d’un cancer. Les enfants de la patientes vinrent aux informations auprès du médecin qui leur annonça alors la mauvaise nouvelle. De concert, les enfants lui demandèrent de ne pas annoncer à leur mère le diagnostic. Quelques jours plus tard, la malade rentra chez elle sans avoir connaissance de son cancer. Toute l’assemblée semble consternée. Comment cette situation a-t-elle pu se produire à la Clinique de X. ? Au milieu de la présentation du cas par Madame P., un médecin a rejoint la réunion. Je l’observe. Il semble s’être endormi pendant l’énoncé du cas clinique. J’avais entendu parler de cette patiente qui était hospitalisée en service de médecine polyvalente. Même si tous les participants jouent la surprise, tous savent bien que l’on parle du Docteur G. . La cadre du service de maternité et la directrice des soins expliquent la procédure qui aurait dû être suivie. La patiente, malgré son âge avancé, n’est pas sous tutelle. C’est donc à elle seule que le diagnostic aurait dû être révélé. En annonçant le cancer à ses enfants, le docteur a rompu le secret médical. Cet épisode fait fortement écho à la situation de ma patiente Madame Y.. Outre la forte impression de mascarade, un autre élément me chagrine. Pendant l’heure et demi de réunion, aucun membre de l’assemblée n’a posé son regard sur ma co-stagiaire ou moi. C’était comme si nous n’existions pas.

Le lendemain, les transmissions médicales signalent que Madame Y. et sa fille ont été informées que le pronostic était l’amputation. Bien que ma prochaine visite ne soit programmée que pour le lundi suivant, je décide d’aller rendre visite à la malade. L’entretien fut bref. Madame Y. me confirme bien que le diagnostic a été évoqué. Maladroitement, je lui demande son ressenti. Sa réponse est cinglante : « comment voulez-vous que je le prenne ? ». J’essaie d’établir un dialogue mais les phrases de la patiente sont sommaires me renvoyant à nouveau à une sensation de vide, d’incapacité. Rapidement je quitte la pièce. Je n’ai pas réussi à prononcer le mot amputation.

Pendant le week-end, j’ai beaucoup pensé à Madame Y. dont le syndrome de glissement ne cesse de s’accentuer. La malade est de plus en plus maigre car elle refuse toujours de s’alimenter. Le chirurgien ne semble pas décider à l’opérer dans ces conditions. Il a peur qu’elle « reste sur le billard ». Parallèlement, la nécrose se diffuse. Son pied sera bientôt entièrement condamné. Nos dernières rencontres m’ont persuadé que la patiente m’a investi mais j’ai peur de manquer de temps, peur que le glissement la conduise à la mort. Les courts entretiens que nous partageons sont toujours très difficiles. Mon contre-transfert est massif. La patiente mutique semble me retourner sa propre incapacité et l’expérience du vide qu’elle est en train de traverser. Pressé par le temps, je prends la décision d’évoquer ma situation en supervision et de tenter une approche plus directe lors de notre prochain rendez-vous.

Le vendredi 1 décembre, j’apprends que sa fille ainée, très alarmée, a demandé mon passage. Une amputation du pied a été évoquée la semaine dernière avec la patiente. Mais désormais, les soignants m’expliquent que le chirurgien souhaite couper toute la jambe sans que Madame Y. en ai été informée. J’ai l’impression qu’il y a toujours des secrets dans ce service.

Quand je m’introduis dans la chambre, la télévision est allumée. Je salue Madame Y. et rentre rapidement dans le vif du sujet.  Je lui explique que tout le monde s’inquiète, surtout sa fille, et que cette dernière m’a demandé de repasser. Sans me regarder, la patiente me répond d’une voix rauque : « Ah oui, ça c’est plus que nécessaire ! ». Elle semble étrangement lucide et motivée mais se met rapidement à pleurer. Au milieu des sanglots, elle répète plusieurs fois : « Je n’y comprends rien ! Je ne sais pas ce que je fais ici ! ». Sa verbalisation est difficile, comme si tout ce qu’elle a sur le cœur ne peut pas sortir. Je fais donc le choix de lui émettre frontalement les hypothèses que j’ai élaboré depuis plusieurs jours. J’ai conscience que cela va un peu à l’encontre de tout ce qui nous est enseigné à l’université, qu’il est préférable de laisser le patient faire ce travail, que je prends le risque de fermer des portes… Mais je me sens contraint d’agir. Je dois tenter quelque chose. J’explique donc à Madame Y. que cette hospitalisation lui a supprimé toute capacité d’agir. Elle qui est une femme forte et qui, depuis des années, prend en charge le quotidien de sa fille en situation de handicap. J’ajoute qu’en refusant de manger, en résistant aux soins, elle est tentée de conserver un certain contrôle face à une situation qui lui échappe. « C’est tout à fait ça » me dit-elle d’une voix neutre. Je continue. Ce comportement est tout à fait légitime mais il s’agit d’un mécanisme de défense qui n’est, dans sa condition, pas très judicieux. Elle s’affaiblit de jour en jour, ce qui compromet sa chirurgie et retarde sa sortie. Je poursuis ensuite sur sa benjamine dont nous n’avons pas ou très peu parlé. Madame Y. me raconte qu’elle travaille dans un centre d’accueil pour personnes en situation de handicap. Elle participe également aux tâches de la maison. Quand je lui réponds qu’elle pourra donc l’aider à son retour, qu’elle doit accepter d’être aidée un peu à son tour, elle se remet à pleurer et est prise d’un violent vertige. « Je n’ai pas mangé ce midi, ni même hier » me dit-elle. Je propose alors d’aller lui chercher une compote. Elle accepte.

Le couloir et le poste de soin sont déserts.  Je me rends dans la salle de pause. Tout le personnel est en train de terminer de manger. Quand je leur demande une compote pour Madame Y. qui n’a pas mangé depuis plusieurs repas, personne ne bouge. L’infirmière en charge, Céline, m’explique que la patiente va de toute façon être perfusée avec un complément alimentaire, et qu’elles ne savent pas où trouver une compote. Dans l’incompréhension, je décide de faire le tour des autres services pour récupérer le petit pot que je finis par trouver en chirurgie.

Quelques minutes plus tard, je suis satisfait de voir Madame Y. manger la compote toute seule malgré la difficulté. Elle profite de ce moment pour m’exprimer une forte inquiétude : « En ce moment, je me sens souvent à côté de mon corps ». En pleurs, elle ajoute qu’elle ne sait plus si sa jambe est toujours là, qu’elle ne sait même plus quel jour nous sommes. Saisi, je lui demande : « Mais vous ne la sentez pas votre jambe ? Vous ne la voyez pas pendant la toilette ?». La patiente semble sincère. Elle ne sent pas sa jambe et pendant les soins, le personnel soignant la garde caché. Dans un sanglot, elle me dit souhaiter voir sa jambe. Elle a besoin de la voir pour prendre conscience et avancer. Dans ces conditions, elle ne le peut pas. Elle m’explique n’avoir jamais été comme cela de toute sa vie : à se laisser aller. Pour terminer, Madame Y. m’assure que le personnel est très gentil mais que quelque chose ne fonctionne pas dans l’organisation. Elle paraît accuser directement l’institution. Alors que je quitte la chambre, la patiente me demande mon prénom.

Au cours de cet entretien, j’ai opté pour une approche pédagogique et rassurante avec l’espoir de déminer les angoisses de la patiente. Ce qui m’a le plus surpris, c’est la vivacité avec laquelle Madame Y. semblait assimiler les différentes informations comme si des insights s’imprimaient directement dans son cerveau. De retour dans le bureau de la psychologue, j’ai rédigé une transmission : « La patiente a émis le souhait de voir son pied nécrosé pendant les soins ou la toilette ».

Une semaine plus tard, j’apprends par les transmissions que le chirurgien vasculaire qui doit procéder à l’amputation est passé parler à la patiente et à sa fille aînée dimanche. En chemin pour notre entretien hebdomadaire, je m’arrête dans le bureau des médecins pour recueillir des informations complémentaires. Seul Monsieur B., « l’interne » est présent. Dès que je commence à lui parler de la malade, il se défausse. Ce n’est pas lui qui s’occupe de cette patiente mais le Docteur G.. De manière générale, mes relations avec l’équipe soignante sont difficiles. Le chef de service est constamment absent. Les infirmier(e)s et les aide-soignant(e)s rechignent à me fournir des informations. Mes entrées dans la salle de pauses ou le poste de soins sont parfois accompagnés de soupirs et presque toujours d’une indifférence générale. Cette attitude m’échappe car mon travail consiste à les soulager de ce qui pour eux semble être un poids : les manifestations d’humeur des malades. J’ai le sentiment que tout est mis en place pour que je ne m’intègre pas dans l’équipe. La seconde stagiaire Solange rencontre une expérience similaire dans le service de maternité. La semaine dernière, elle a quitté la clinique en pleure à la mi-journée après plusieurs réflexions de certaines sages-femmes en salle de pause. Certains jours, à ma grande surprise, l’équipe est accueillante. Pleine d’empathie, elle me dirige vers plusieurs patients qui ont subitement besoin d’un soutien psychologique. A la fin de journée, j’ai l’impression d’avoir fait le plus difficile, d’avoir créé des liens, et que je vais pouvoir désormais travailler en harmonie avec tout le monde. Mais le lendemain, les soignants sont à nouveau fuyants et agressifs. Ce service est une entité cyclothymique.

Ce matin, Madame Y. est à nouveau peu loquace. Elle me dit qu’elle a recommencé à s’alimenter et que ses épisodes dissociatifs ont été moins nombreux ces derniers jours. Quand je lui demande de quel côté se situe son pied malade, elle me répond les deux. Elle semble d’ailleurs persuadée qu’elle va se faire amputer des deux jambes. Madame Y. se dit contrariée de ne pas avoir des nouvelles de sa fille et enchaîne en me demandant si je suis en colère. Pour finir, elle m’explique que ce dimanche, après avoir vu le chirurgien, elle pensait que les évènements allaient s’accélérer. Mais que, à nouveau, depuis quatre jours, plus rien ne se passe. Personne ne lui dit rien.


c.     Entretiens du 8 au 19 décembre 2023


Madame Y. a été transférée dans le service des soins continus situé au premier étage de la clinique. En début de semaine, le chirurgien a, pour la seconde fois, réalisé une angioplastie au niveau de la jambe de la malade. Il souhaite tenter de rétablir le flux sanguin dans le pied une dernière fois. Cette procédure pourrait éviter une amputation de toute la jambe. Les infirmier(e)s et les aide-soignant(e)s semblent perplexes au sujet de cette intervention car le membre de la malade est désormais entièrement nécrosé. En traversant le couloir du service de soins continus, je suis surpris de voir les portes des chambres ouvertes. En médecine polyvalente, les portes des chambres des soignés sont toujours fermées. J’entre dans la nouvelle chambre de Madame Y. qui semble endormie. Je m’approche et murmure son nom. Elle ouvre les yeux, m’autorise à m’asseoir, et m’adresse un sourire. Je lui demande si elle mange correctement, elle me répond positivement. Aujourd’hui, Madame Y. semble vouloir faire comme si tout allait bien. J’ai du mal à la croire. Elle était très abattue la semaine dernière. Quand je lui demande si elle a eu des nouvelles de sa fille et si elle a reçu de la visite, elle me répond : « Oui, tout va bien ! Je suis ravie. » Elle ajoute qu’elle est très heureuse du choix du chirurgien qui a privilégié l’angioplastie. C’est ce qu’elle voulait. La patiente présente toujours de grosses difficultés à verbaliser ses émotions et je dois assurer le gros de la conversation. À court de questions, je lui demande si le doudou qui est posé au coin de son lit porte un nom ; cela paraît l’amuser. Mais elle est incapable de me répondre, soudainement prise d’un vertige. Au moment de quitter la pièce, son regard me paraît différent.

Cette entretien m’a laissé une étrange sensation. J’ai du mal à accepter l’humeur joyeuse et le discours très positif de cette femme qui était encore, il y a quelques jours, presque mourante. J’ai l’impression qu’elle me joue la comédie. Tout cela est irrationnel. D’autant plus que l’aide-soignante du service m’avoue que Madame Y. n’a pas mangé son dernier repas.

Quatre jours plus tard, en chemin pour mon entretien avec Madame Y., je m’arrête au poste de soin du service des soins continus. L’aide-soignante Fabienne m’annonce que la malade se porte de mieux en mieux. Elle doit repasser au bloc opératoire dans la soirée. Un scanner crânien a été effectué pendant le week-end. Il montre que certaines zones de son cerveau sont « endommagées », ce qui est fréquent chez les personnes âgées. Selon Fabienne, cela pourrait expliquer les phases de désorientation de Madame Y. .

Un peu plus tard, je vais m’asseoir dans la chambre de la patiente. Elle est souriante, pour la première fois, le visage un peu maquillé. Elle m’explique qu’elle se sent beaucoup mieux : « Ce n’est pas encore la fête mais c’est beaucoup mieux ». Elle a conscience, malgré tout, qu’elle pourrait à nouveau basculer du mauvais côté. Mais elle se réjouit de cette situation. Quand je lui parle de son pied, elle me raconte que depuis notre long entretien, il y a dix jours, elle a pris conscience qu’elle pourrait tirer des choses positives du contexte actuel. Ainsi, sa fille recommence aujourd’hui le travail au sein de son association. Elle y est désormais hébergée. C’est la première fois qu’elle quitte la maison. C’est une bonne chose pour elle de progresser sur le chemin de l’autonomie. Madame Y. est très bavarde ; je ne l’ai jamais vu dans de telles dispositions. Ce qui la préoccupe un peu c’est son retour à la maison. Elle va devoir passer quelques temps dans un centre de rééducation. Mais après, la patiente ne souhaite pas retourner dans son appartement. Elle y a pourtant passé la majorité de sa vie. Désormais, elle souhaite tourner la page. Avec sa fille aînée, elles se démènent pour trouver une solution. Le syndic de son immeuble permet les permutations de logements. Les deux femmes ont déjà trouvé des locataires sensibles à un échange de leur trois pièces en rez-de-chaussée. Quand je lui demande si elle appréhende l’amputation de ce soir, Madame Y. me répond que non. Elle espère qu’elle souffrira moins que pour l’intervention de la semaine passée pour laquelle elle n’avait pas reçu d’anesthésie. Plus la patiente me parle, plus j’ai l’impression qu’elle est sous antidépresseurs. Son humeur est tellement différente des semaines précédentes. Avant de sortir, je lui redemande le nom de son doudou. Elle s’en saisit comme une petite fille et, après quelques secondes, m’annonce fièrement : « Isidore ». Je lui propose un rendez-vous pour le jeudi suivant et quitte la chambre en lui souhaitant bon courage pour l’opération.

Avant de rejoindre mes quartiers, je m’arrête au poste de soin pour vérifier si la patiente est sous antidépresseur. Ce n’est pas le cas.

Madame Y. n’a finalement pas été opérée le jour prévu. Comme il n’y avait plus de lits disponibles en soins continus, elle a été transférée en médecine polyvalente.

Malgré le contretemps, la patiente semble toujours dans de bonnes dispositions. Elle n’a à nouveau aucune information sur la suite des évènements. Nous en plaisantons. Je lui confie avoir entendu une infirmière dire que son intervention est prévue ce jour. Surprise, elle semble prendre cette information avec beaucoup de philosophie. Je lui propose de repasser le demain après son opération.

La patiente a effectivement été opérée la veille dans la soirée. Seule une partie de son pied droit a été amputé. Je la trouve endormie dans sa chambre et la réveille. Elle m’explique que tout s’est bien passé et qu’elle est juste un peu contrariée car elle n’arrive pas à joindre ses filles depuis sa sortie du bloc opératoire. Son téléphone fonctionne mal. Madame Y. me raconte que ce matin le kiné lui a demandé si elle souhaitait voir son pied. Elle a accepté car elle a besoin de cela pour pouvoir faire son travail de deuil et aller de l’avant. Quand je lui demande ce qu’elle a ressenti en le voyant, elle me répond : « rien du tout ! Je ne dois pas être normal ». C’est la même chose pour les douleurs, elle n’en ressent pas. Comme tout le monde lui pose la question, la malade se demande si ce n’est pas anormal de ne pas souffrir. Je ponctue l’entretien de plusieurs traits d’humour qui font souvent mouche. Le moral est très bon, elle ne semble pas jouer la comédie. Elle ajoute qu’elle mange énormément : « je dévore ». Pour elle, manger est un marqueur important de sa santé. Quand elle ne mange pas, c’est que vraiment ça ne va pas. Avant de partir, je lui compose le numéro de téléphone de sa fille.

Lundi 19 décembre matin, je bois mon café avec Fabrice le kinésithérapeute de la clinique, l’une des seules personnes avec qui j’ai réussi à tisser des liens dans l’institution. Ce dernier m’apprend que le chirurgien n’a pas coupé correctement le pied de Madame Y. . Il a amputé une partie inférieure du membre qui maintient le talon. Une infirmière lui a dit que le pied n’a plus aucune tenue et que des os sortent de partout. Selon lui, la probabilité pour que la patiente repasse au bloc est forte, pour une amputation au-dessus de la cheville. La patiente n’est bien évidemment pas au courant de tout cela.

Dans sa chambre, je réveille madame Y. qui semble ravie de me voir. Depuis quelques semaines, elle me parle beaucoup. Elle m’explique, en riant, qu’elle ne sait même plus quel jour nous sommes. Elle s’amuse de cette perte de repères temporelles et m’explique qu’elle a choisi de vivre dans sa propre temporalité. Je perçois à nouveau à quelle point il est important pour elle d’avoir le contrôle et que ce dernier est pour elle structurant. Il y a quelques jours, elle pensait que noël était passé. Elle me confie qu’elle se sent exclue de la nouvelle vie de sa fille dans son foyer. Elle se sent « à l’écart ». Elle me répète également qu’elle ne souhaite pas rentrer chez elle une fois tout ceci terminé. Madame Y. est hospitalisée dans la clinique depuis septembre. Elle aimerait pourvoir sortir juste quelques instants pour voir le monde extérieur. J’ai en tête un sujet important que je n’ai jamais eu l’occasion d’aborder avec la patiente. La fin de sa prise en charge étant imminente, je profite de sa bonne disposition pour la lancer sur le père de ses filles. Madame Y. raconte. Il y a dix ans, son époux est décédé des suites d’une longue maladie. Les dernières années ont été difficiles avec des nombreuses hospitalisations. C’était l’unique homme de sa vie. Encore aujourd’hui, la blessure n’est pas refermée. Il manque toujours beaucoup à ses deux filles. Je lui demande si elle pense que son hospitalisation a pu faire écho à cette période difficile de sa vie. Elle acquiesce. Quand elle est arrivée à la clinique, elle ne voulait pas y croire : « Ce n’est pas moi qui suis ici ! Mais si, c’est la réalité ! ». Pendant qu’elle me parle, j’ai l’impression de voir une femme qui traverse un long cauchemar. J’ai en tête ma discussion avec le kinésithérapeute et il m’est difficile de ne pas la projeter dans un scénario qui s’éternise encore. Un peu avant la fin de l’entretien, j’aborde le fait que je vais devoir m’absenter plusieurs semaines de la clinique pour réviser et passer mes partiels. J’ai appris l’année précédente l’importance de ne pas négliger la liquidation du transfert. En souriant, je lui dis : « j’espère qu’à mon retour mi-janvier, je ne vous verrais pas ! » Madame Y. me répond : « Je vous laisserai un petit mot avec écrit : Je suis sortie ».


d.     Dernier entretien – jeudi 22 décembre


Six semaine et douze entretiens après ma rencontre avec Madame Y., je me dirige vers sa chambre en soins continus avec le sentiment du devoir accompli. Les terribles angoisses de vide dont j’ai fait l’expérience le premier mois ne sont plus qu’un mauvais souvenir.

Je suis surpris de trouver la patiente en compagnie de sa fille ainée. Je me présente. Elle propose spontanément de nous laisser seul. Je lui réponds que si sa mère le souhaite, elle peut rester. La fille de Madame Y. me fait une très bonne impression.

Elle est heureuse des progrès rapides et spectaculaires fait ces dernières semaines par sa mère.

Elle raconte avoir vraiment eu très peur que sa mère ai perdu la tête : « On avait l’impression que tu n’étais plus là ». Elle ajoute que sa mère lui a parlé d’un entretien que nous avions eu qui avait tout changé. Madame Y. en profite pour me remercier :  « Ça a été un déclic ». La complicité entre les deux femmes saute aux yeux. Elles se regardent et échangent beaucoup.

Je ne peux m’empêcher de me demander comment j’avais pu prendre cette femme pour une psychotique pendant plusieurs semaines tant cette scène de famille me semble apaisante. Nous avons continué à discuter une vingtaine de minute avant que je ne quitte la pièce.        

 

B.    Synthèse clinique


Le compte rendu des douze entretiens conduis avec Madame Y. est dense. Il permet de dresser une sémiologie assez précise de la patiente et également de relever plusieurs signes délétères dans la prise en charge institutionnelle.


1.     Madame Y.


Il me semble pertinent de distinguer deux périodes dans la prise en charge de la malade ; le transfert du service de médecine polyvalente vers le service de soins continus en étant l’élément pivot.

J’ai commencé à travailler avec Madame Y. sur une indication d’altération de l’état générale. Un syndrome de glissement avait même été évoqué, sans doute à raison. La patiente était très amaigrie. Elle ne s’alimentait presque plus depuis plusieurs semaines et résistait parfois aux soins. Durant nos premiers entretiens, elle restait le plus souvent mutique, son regard en état de sidération était fixé sur un mur blanc. Le comportement de la malade était régressif. Elle se laissait nourrir et soigner comme un bébé.

La patiente paraît également avoir fait l’expérience de plusieurs formes de dissociation : de la déréalisation d’abord et sur une durée plus longue de la dépersonnalisation. La confusion me paraît également être un élément central du tableau clinique de Madame Y. Elle se manifestait surtout dans la temporalité et s’est accentué à l’approche des fêtes de Noël. Cette perte de repère a sans doute favorisé une perte de contact avec la réalité.  Madame Y., à au moins trois reprises, présenta des épisodes délirants à caractères paranoïdes. La première fois, pendant plusieurs heures, elle était persuadée que sa plus jeune fille était décédée. Le personnel, même en lui passant cette dernière au téléphone, ne put lui faire entendre raison ; ce qui est l’un des signes spécifiques du délire. Je fus témoin du deuxième et du troisième épisode quand elle pensait que sa jambe avait été déjà amputée et quand elle était persuadée que la chirurgie concernait ses deux membres inférieurs. Le deuxième épisode m’a d’ailleurs fait penser aux négations d’organes caractéristiques du syndrome de Cotard car elle semblait incapable de ressentir l’existence de sa jambe droite.

Le contenu de nos entretiens laisse aussi apparaître une forte culpabilité. Celle de ne pas pouvoir s’occuper de sa fille ou encore de se laisser aller. Pour finir le tableau clinique était dominé par une angoisse de perte qui a progressivement glissé vers une angoisse archaïque de vide.

Hospitalisée au service de médecine polyvalente, Madame Y. avait recours à des mécanismes de défense primaires caractéristiques des registres limites et psychotiques, dominés par le clivage. Le clivage du moi se manifestait dans les épisodes dissociatifs et le clivage d’objet dans certaines décisions radicales tel que les refus de soin ou de s’alimenter et dans son rapport aux tiers : les infirmières très gentilles, les médecins négligents ; ses filles merveilleuses, ses filles qui ne donnent jamais de nouvelles. Dans le même registre, la patiente avait parfois recours à des identifications projectives. J’ai cité cette phrase : « Vous êtes en colère ». Plus radicale encore, Madame Y., a eu plusieurs fois recours au déni comme lors de ses épisodes délirants. Enfin, dans un registre plus névrotique, la malade s’est protégée en adoptant une position régressive. Ce qui est très courant dans le cadre des hospitalisations.

Durant cette première période de prise en charge, l’établissement d’un transfert a été difficile. Je pense que Madame Y. avait rapidement investi ma position de psychologue stagiaire car elle n’avait pas tout à fait le même comportement avec moi qu’avec l’équipe. Elle demeurait mutique pendant nos rencontres alors qu’elle était un peu plus bavarde avec l’une des aides-soignantes. Cependant, aucune connexion ne semblait pouvoir s’établir. La malade ne semblait pas vraiment me reconnaître. Elle ne retenait jamais mon prénom. Chaque fois que je passais le pas de la porte, c’était comme si la rencontre précédente n’avait jamais eu lieu. Si un transfert s’est déployé, il s’agit d’un « transfert par retournement »[3] caractéristique des situations limites. « le sujet vient faire vivre à l’analyste ce qu’il n’a pu vivre de son histoire et qui est resté clivé de ses possibilités d’intégration »[4]. La patiente me renvoyait son incapacité et sa perte de contrôle. De plus, j’ai eu le sentiment qu’à cette forme de transfert s’ajoutait une « attaque contre la liaison »[5].

En conséquence, les premières semaines de la prise en charge, mon contre-transfert était massif. J’ai fait l’expérience d’un sentiment de vide, d’incapacité qui est allé jusqu’à me faire remettre en question mes capacités et mes motivations professionnelles. Au final, c’était comme si le sens de ma vie, voir même ma propre existence, étaient attaqués. Il m’était très pénible d’aller voir la patiente. J’appréhendais ces instants plusieurs jours à l’avance. Et si je ne m’étais pas forcé à verbaliser, à la fin de chaque entretien, le rendez-vous suivant, je me serais sans doute désengagé.

L’analyse initiale de ces éléments contre-transférentiels m’avait, au début de la prise en charge, laissé présager d’une patiente psychotique ou borderline. Et les épisodes délirants poussaient dans ce sens. Cependant, j’avais le sentiment que quelque chose ne collait pas. La sémiologie de Madame Y. emprunte des éléments à plusieurs tableaux cliniques. Tout d’abord, la dissociation est l’un des signes caractéristiques du trouble de stress post-traumatique (TSPT). La sidération y est aussi très fréquente.  L’hospitalisation est une situation traumatisante. Elle aurait pu être la cause de ces symptômes. Cependant le second signe principal du TSPT, la reviviscence c’est à dire le fait de revivre sous la forme de rêves ou de cauchemars l’événement traumatique était, dans son cas, absent. Madame Y. présentait également plusieurs signes de la dépression : la perte d’appétit, l’angoisse au premier plan, la culpabilité ou le ralentissement psychomoteur.

Cependant, le mardi 7 décembre, Madame Y. a été transférée. Elle a quitté le service de médecine polyvalente dans lequel elle séjournait depuis le début de son hospitalisation pour le service des soins continus dans lequel les patients qui viennent de subir une intervention sont surveillés. Instantanément, la patiente retrouva l’appétit et se targua d’un meilleur moral. Les manifestations de l’état dépressif s’effacèrent les premiers. Je trouvais la patiente maquillée et bavarde. La culpabilité avait laissé place à de l’optimisme et des projets. L’angoisse était devenue ponctuelle. Malgré une amputation, les signes cliniques caractéristiques du trauma s’estompaient également. La patiente n’était plus en état de sidération et les épisodes dissociatifs s’espaçaient. Au final, en deux semaines, le tableau clinique de Madame Y. ne présentait quasiment plus aucun signe clinique psychopathologique. Seule la confusion temporelle persistait. Pour pousser le diagnostic différentiel, le brutal changement d’humeur de la patiente interroge sur la possibilité d’une syndrome thymique comme une bipolarité ou un trouble borderline. Mais Madame Y. n’a montré ni labilité, ni aucun signe de manie ou d’hypomanie. De plus, les mécanismes de défense les plus primaires tels que le clivage et le déni qui renvoient à de tels pathologies avaient également disparus.

Parallèlement, un transfert typiquement névrotique s’était déployé. J’avais endossé le costume du sauveur, du confident, de la personne à qui on écrit un mot. Et de mon côté, je prenais désormais beaucoup de plaisir à venir travailler avec la patiente.

 

La conviction de Madame Y. que l’amélioration de son état général était la conséquence de notre entretien du 1er décembre pourrait laisser penser que cet événement fut le point de bascule de la prise en charge. Le soutien psychologique dont a bénéficié la patiente a sans nul doute joué un rôle dans l’embellie de sa condition mais j’ai été témoin du même phénomène pour des patients qui n’avaient pas été accompagnés par un psychologue. Ils avaient juste changé de service.

Au final, tout semble indiquer que Madame Y. était comme intoxiquée par le service de médecine polyvalente. Dès que la patiente s’est retrouvée à bonne distance de l’élément pathogène, les symptômes ont disparu.


2.     Les équipes soignantes


Pour pouvoir avancer plus avant, je souhaite établir le postulat que le service de médecine polyvalente de la Clinique de X. , en tant qu’entité groupale, peut présenter des signes psychopathologiques et qu’au même titre que pour un patient, il est possible d’en tirer une sémiologie.

Dans ce sens, l’humeur des membres du service de médecine polyvalente est toujours à l’unisson. Je suis capable de la déterminer au contact du premier soignant que je croise. Cette humeur se caractérise par son intensité et une forte labilité d’un jour sur l’autre. Elle est le plus souvent dépressive et agressive. Les plaintes des infirmier(e)s et des aides-soignant(e)s sont fréquentes, lamentations dans lesquelles s’entremêlent les disfonctionnements institutionnels comme l’absence de la cadre de santé qui a déménagé son bureau au premier étage ou du médecin, la difficultés des conditions de travail et les problèmes personnels. J’ai également eu l’occasion d’assister à quelques accès de colère à faire trembler les murs.

L’investissement du personnel envers les malades montre les mêmes caractéristiques. Généralement, les médecins, les infirmier(e)s et les aides-soignant(e)s semblent peu concernés par les patients. L’unique docteur est souvent absent et, selon les dire des personnes hospitalisées, il passe peu dans les chambres. Les membres de l’équipe effectuent les soins sans trop s’investir émotionnellement. Comme me l’a dit un jour une infirmière : « Nous accueillons des malades pour soigner un trouble somatique et les renvoyer chez eux le plus rapidement possible. Peu importe leur état psychologique, ce n’est pas notre travail. ». Par conséquent, les contacts des membres de l’équipe soignante avec les patients, voire avec toutes les personnes extérieures au groupe, se limitent au minimum. Pendant la toilette ou les soins, les infirmier(e)s et les aides-soignant(e)s parlent peu. J’ai demandé une compote pour Madame Y. dans l’indifférence générale. Les proches des patients traversent les couloirs dans l’ignorance et ils rencontrent beaucoup de difficultés à trouver des interlocuteurs.

Parfois, un matin, sans crier gare, l’équipe se révèle très concernée par un cas. Tout le monde semble très inquiet et empathique. Mais tout cet emballement retombe rapidement comme un soufflée. Le lendemain, tous paraissent à nouveau indifférents. Dans ces courts moments, de nouveaux affects surgissent au premier plan et je recueille de nombreux témoignages. Se manifeste d’abord la culpabilité envers les malades : celle de ne pas pouvoir être tout à fait honnête avec eux, de devoir garder secret des diagnostics que le médecin refuse d’annoncer. Dans le cas de Madame Y., une aide-soignante m’a avoué son dégout envers le pied nécrosé. La peur de la maltraitance apparaît également. Elle s’accompagne d’un doute viscéral au sujet de toutes les procédures et décisions médicales qui sont décidées par les médecins ou chirurgiens des autres services.

J’ai également constaté un processus assez pervers que je peux qualifier de déni de responsabilité. Chaque fois qu’un incident intervient avec un patient, la responsabilité semble incomber à ce dernier. A titre d’exemple, lorsque Madame Y. hurla de douleur et de peur pendant ses soins. La cause ne fut pas imputée à un manque de douceur dans la manipulation de son pied mais à un comportement inapproprié de la patiente. Elle avait choisi de se rebeller.

Comme dans tout groupe, la dimension fantasmatique est très présente au sein de ce service. Ici, l’idéal de soin revêt souvent un caractère sombre voir catastrophique. Les pires diagnostics sont souvent envisagés. Dans le cas de Madame Y., l’intégralité de sa jambe gauche allait être amputée.

Les mécanismes de défense du service de médecine polyvalente semblent étrangement similaires à ceux de Madame Y. . Le clivage est le processus dominant. J’ai défini plus haut cette entité comme « bipolaire » car deux personnalités totalement opposées et étanches l’une à l’autre paraissent coexister. En plus de cette manifestation du clivage du moi, les objets d’investissements sont toujours différenciés en bon ou mauvais objets. Il y a les bons et les mauvais patients. Il en est de même pour les médecins, les familles des malades, etc…

Le déni de réalité joue aussi un rôle prépondérant dans la stratégie défensive du service. Chez le médecin chef en particulier qui arbore toujours un grand sourire et une décontraction totale. A ses yeux tout fonctionne à merveille dans ce service où les annonces des diagnostics n’existent pas. Je ne compte pas le nombre de matins où j’ai demandé si certains patients rencontraient des difficultés psychologiques et où l’équipe m’a répondu « aucun ». La souffrance psychique chez les personnes hospitalisées est pourtant toujours évidente et revendiquée par ces derniers.

Pour finir, la projection semble être la modalité de base des rapports à autrui. Toutes les pensées et les pulsions inacceptables sont déplacées sur les individus extérieurs au groupe. Ce processus est assez criant notamment à l’endroit des psychologues qui font office de récepteurs idéaux.

Le service médecine polyvalente présente de nombreux dysfonctionnements. Certains découlent directement de l’institution. L’ensemble du personnel s’est d’ailleurs mis en grève. Mais certains maux tels que la cyclothymie, la perte d’empathie ou le clivage sont spécifiques à ce service. Je suis persuadé que ce groupe autour duquel j’ai évolué pendant près de six mois est profondément malade et que cette situation a aggravé la condition de certains patients comme ce fut la cas avec Madame Y..



II.            Des patients contaminés par l’institution


Le cas de Madame Y. est assez parlant. Cette femme de soixante-douze ans fut hospitalisée en septembre 2022 dans le service de médecine polyvalente pour une brûlure au pied. Il s’agissait d’une personne de caractère, indépendante et curieuse, qui s’occupait d’une fille en situation de handicap et qui avait, pour cette situation, su trouver des dispositifs adéquats pour l’accompagner. Malgré une intervention chirurgicale rapide, son état général se dégrada. Elle cessa de s’alimenter et perdu de nombreux kilos. Après quelques semaines, elle commença à présenter des signes de confusion et déclencha plusieurs épisodes délirants. Des examens étaient régulièrement effectués mais la patiente ne montrait aucun signe d’infection. Début décembre, l’amputation de son pied droit fut finalement décidée et la malade fut transférée dans un autre service. Instantanément, un miracle se produisit. Madame Y. retrouva subitement l’appétit et sorti du silence. Rapidement, elle reprit contact avec le réel. Cette situation, je l’ai constaté sur plusieurs autres patients. Le scénario est toujours identique. Un malade est admis aux urgences. Il intègre dans la foulée le service de médecine polyvalente. Le pronostic de l’hospitalisation est généralement de quelques jours. Assez rapidement, le patient commence à décliner physiquement. Il cesse de s’alimenter, présente une baisse d’activité psychomotrice et communique de moins en moins. Inexplicablement, des troubles cognitifs et des épisodes psychotiques font leur apparition. Préoccupés par la dégradation de son état général, les médecins ou les chirurgiens ne veulent plus prendre le risque d’opérer. Plusieurs semaine après son entrée dans la clinique, le psychologue est appelé à la rescousse et découvre un patient léthargique.

Ma position de psychologue stagiaire, en extra-territorialité, et les nombreux entretiens partagés avec les malades m’ont intimement convaincu que le service de médecine polyvalente de la Clinique de X. est en grande partie responsable du glissement de certains patients. Pour tenter d’expliquer le plus finement possible cette situation néfaste, je fais le choix de développer dans un premier temps plusieurs concepts théoriques qui seront nécessaires dans un second temps pour articuler mon raisonnement.


A.   Des patients en situation d’urgence somatique très fragilisés


Au même titre qu’un organisme fragilisé ou présentant des comorbidités aura plus de risques d’être infecté par un virus ou une bactérie, un individu affaibli sera plus enclin à être déstabilisé psychologiquement. Ce fait est d’ailleurs largement établi dans les phénomènes d’emprise sectaire dans lesquels des individus psychologiquement fragilisés vont plus facilement adhérer.

Bien qu’elle soit banalisée dans notre société, à bien des égards, l’hospitalisation demeure un événement singulier qui va souvent ébranler les fondations de la personne concernée.  


1.     Réactions fréquentes à la maladie


L’apparition de la maladie chez un individu est un bouleversement. Elle vient attaquer l’intégrité physique du sujet et laisse planer la menace de la mort. Face à cette situation, le malade va devoir s’adapter et plusieurs processus[6] peuvent apparaître.

La réaction la plus courante à l’hospitalisation est l’anxiété. Elle résulte d’une menace directe et imminente sur l’intégrité du Moi. Elle est généralement le signe d’une adaptation normale du patient à sa nouvelle condition. Dans certains cas, l’anxiété peut devenir pathologique.

Une deuxième réaction fréquemment observée est la régression.  Elle se traduit par une réduction des intérêts, un égocentrisme, une dépendance accrue vis-à-vis des proches et de l’équipe soignante et l’apparition d’un mode de pensée magique comme la croyance en la toute-puissance des médecins. S’il n’est pas modéré, ce mécanisme de défense peut inhiber l’investissement du malade dans le processus thérapeutique et réduire considérablement son pouvoir d’agir. Pour éviter cela, l’équipe médicale doit savoir tempérer la régression.

Bien que fréquentes, les réactions suivantes d’un sujet face à la maladie sont plus nuisibles car elles reposent sur des processus plus archaïques.

Chez certaines personnes hospitalisées, on constate des attitudes de minimisation, de négation et de refus de la maladie. S’appuyant sur des mécanismes de défense tels que la dénégation ou pire le déni, les malades peuvent aller jusqu’à refuser l’existence de la maladie et l’hospitalisation.

De plus, face à cet évènement qui menace l’intégrité du Moi, les réactions narcissiques sont aussi courantes. Elles peuvent être de deux ordres. Dans le meilleur des cas, l’intérêt soudain porté par l’entourage envers le sujet peut devenir un motif de satisfaction et renforcer son narcissisme. Mais inversement, d’autres malades peuvent traverser une expérience marquée par le sentiment de rejet. Ils courent alors le risque de développer une faille narcissique.

Il apparaît alors un danger réel de réaction dépressive. Cette dernière peut être manifeste. Le malade fait l’expérience de sentiments de dévalorisation et de fatalité. Mais les réactions dépressives sont parfois masquées par des plaintes en particulier somatiques.

Pour finir, l’apparition de la maladie peut également engendrer des réactions violentes marquées par des attitudes agressives et persécutives. Menacé, le patient a le sentiment qu’on lui veut du mal. Le registre défensif est ici projectif.


2.     Une expérience traumatique


Dans certains cas, l’hospitalisation et la découverte de la maladie est tellement violente qu’elle peut revêtir un caractère traumatique qui va profondément réorganiser le psychisme de l’individu. Madame Y. fut admise pour une brûlure mais nous pouvons supposer que la vision de son pied qui se nécrosait de plus en plus au point de susciter le dégout des aides-soignantes ait pu être traumatisante. Plusieurs psychanalystes se sont intéressés aux conséquences des situations traumatiques sur le psychisme.

Dans « L’homme Moïse »[7], Freud décrit un lien entre le traumatisme et l’inscription d’une faille narcissique pouvant entrainer des atteintes du Moi. Il évoque un destin négatif du traumatisme qui jouerait un rôle désorganisateur, créant une enclave dans le psychisme, un « état dans l’état », un véritable clivage qui empêcherait toute transformation processuelle. Ce lien entre traumatisme, narcissisme et clivage fait par Freud sur la fin de sa vie n’est sans doute pas étranger aux travaux de Ferenczi qui s’était spécialisé dans les cas difficiles. Pour ce dernier, confronté à une situation traumatisante qu’il ne peut élaborer, un sujet va avoir recours à des mécanismes de survie[8]. Le premier à être déployé est la fragmentation ou « clivage auto-narcissique » c’est à dire un clivage du Moi qui va avoir pour effet d’ « atomiser la psyché », de la diviser en plusieurs fragments. Pour Ferenczi, ce mécanisme possède trois avantages. La création d’une surface psychique plus grande peut garantir une décharge affective accrue. La victime est mieux armée pour encaisser le choc. L’abandon de la perception unifiée fait également disparaître la souffrance. En effet, l’activité de pensée et les investissements de la réalité sont temporairement mis en veille pour ne plus impacter le sujet. Enfin, la multiplicité des fragments autorise une plus grande adaptabilité.

En contrepartie, le « clivage auto-narcissique » engendre deux personnalités. Une première qui continue de vivre comme si le traumatisme n’était jamais advenu et une seconde inerte et mortifiée. Ce mécanisme de survie peut créer une personnalité sans âme par disqualification des sentiments, du vécu et du ressenti. S’il s’avérait que Madame Y. ait vécu son hospitalisation comme une situation traumatisante, les travaux de S. Ferenczi donneraient de bonnes explications aux épisodes de confusions, de dissociations et de délire de pertes d’organe de Madame Y.


3.     Une rupture sociale


Quand un individu est hospitalisé, il quitte son habitation et son entourage pour s’installer, pour une durée parfois indéterminée, dans une petite chambre aux murs blancs. Souvent brutalement, tous ses repères, toutes ses routines et toutes ses interactions sociales lui sont retirées. L’hospitalisation concrétise donc une rupture.

« La maison appartient à ce qu’Anzieu définit comme des signifiants-formels, ces représentations de configurations du corps et des objets dans l’espace qui favorisent l’établissement des limites entre espace interne et externe »[9]. Elle renvoie à la relation primordiale mère enfant, au « Moi peau »[10], cette « barrière qui protège contre la pénétration des avidités et des agressions d’autrui » et par extension au concept d’enveloppe psychique dont la fonction contenante et symbolisante consiste à transformer par le jeu de l’identification projective les éléments bruts en éléments de pensée. Plus encore, la maison revêt une dimension groupale[11], celle de la famille et des interactions entre ses membres.

Lorsque Madame Y. fut conduite aux urgences et hospitalisée dans une chambre du service de médecine polyvalente, les fonctions de maintenance et contenance du foyer ne purent plus remplir leur rôle de soutien et de transformation. Les limites entre le dedans et le dehors ont potentiellement été mises à mal. Lors d’une hospitalisation pour atteinte somatique où le sujet est confronté à une attaque sur l’intégrité du corps, on peut même s’interroger sur l’emboitement des cadres[12] contenants, des peaux, soumis à des effractions : ici la perte du domicile, le pied brulé, enfin la menace sur le Moi. Dans une telle situation de crise, l’hospitalisation doit jouer un rôle transitionnel en proposant un contenant de substitution. Si ce n’est pas le cas, il y a un risque que les cadres s’effondrent en chaîne ouvrant la porte à une crise aigüe.

Pour poursuivre, dans une approche groupale, les patients hospitalisés se retrouvent temporairement « orphelins » de leur groupe familiale. A l’image de l’enveloppe psychique, ce dernier joue également les fonctions de contenance et de symbolisation. L’appareil psychique groupal chez R. Kaës[13] ou l’appareil psychique familiale chez A. Ruffiot[14] permettent à chaque membre de transformer les affects et les représentations à forte charge pulsionnelle en contenus élaborés et acceptables par la conscience. Dans ce moment de crise, les malades ne peuvent plus avoir recours au soutien et à l’étayage proposés par le cadre familiale et ils courent le risque de voir leur souffrance, en déficit de symbolisation, incorporé dans l’inconscient tel des débris, des éléments clivés. Pour que ce travail puisse être élaboré, l’institution a le devoir d’intégrer le patient dans une nouvelle entité groupale, la sienne.

Cette transition n’est évidemment pas immédiate et il n’est pas rare de constater des réactions paranoïdes chez un sujet au moment d’intégrer un nouveau groupe[15]. Ces manifestations disparaissent instantanément une fois que le patient se sent à l’aise dans son nouvel environnement groupal. Ce qui pose question dans le cas de Madame Y., c’est que les réactions paranoïdes n’ont jamais disparu dans le service de médecine polyvalente, comme si cette femme n’était jamais parvenue à y trouver sa place.

Ces différents arguments soulignent à quel point un individu hospitalisé est fragilisé physiquement et psychologiquement. Ils montrent également comment l’hospitalisation peut, grâce à sa structure institutionnelle, remédier à la souffrance en proposant une contenance et un étayage.


B.    Théories générales du groupe


À la fin de notre entretien du 1er décembre, Madame Y., qui n’avait jamais été aussi éveillée et lucide jusque-là, mit en cause le fonctionnement de l’institution. Lors de nos rencontres, jamais elle ne critiqua individuellement les infirmier(e)s ou les aides-soignant(e)s pour qui elle semblait avoir de la sympathie. Selon la patiente, le problème était groupal. Quelque chose qu’elle n’arrivait pas définir était défaillant.

Dans un premier temps, pour pouvoir comprendre les manifestations délétères du service sur les sujets hospitalisés, il me semble nécessaire de s’arrêter sur la notion de groupe telle qu’elle a été conceptualisée en psychologie sociale et en psychanalyse.


1.     Le groupe en psychologie sociale


Les premières théorisations sur le groupe en psychologie datent des années 1930. A cette époque, le courant dominant est le behaviorisme, un paradigme scientifique qui s’attache à comprendre les comportements à partir d’un schéma stimulus – réponse. Même si la subjectivité est totalement proscrite de ces recherches en psychologie sociale expérimentale, certaines conclusions apportent un éclairage intéressant sur la dynamique de groupe et permettent d’expliquer le sentiment d’exclusion que certains patients et moi avons ressentis au sein du service de médecine polyvalente.

Les travaux initiaux qui eurent le plus grand retentissement et la plus grande pérennité sont ceux de K. Lewin. En s’inspirant du modèle des sciences physiques sur les champs de forces et de la psychologie gestalt, il formule la « théorie du champ »[16] qui vise à modéliser la conduite des individus en groupe selon le résultat de multiples forces, positives et négatives, internes et externes. Il existerait une interdépendance entre les membres du groupe et entre les variables qui interviennent au fonctionnement du groupe[17]. Ce qui me semble pertinent en rapport au service de médecine polyvalente est que selon Lewin tout groupe fonctionne selon un équilibre quasi stationnaire et résiste à tout changement autre que des variations autour de cet équilibre. En somme, pour un élément extérieur, il est quasiment impossible d’induire un changement. Cette résistance, je l’ai ressentie tout au long de mon stage à la clinique X. Chaque fois que je pensais que certaines de mes idées sur la prise en charge psychologique des patients avaient un tant soit peu gagner du terrain, je constatais le lendemain que tout avait été balayé d’un revers de main. De même, les conclusions des réunions d’éthique et les plaintes de l’entourage des malades dont certaines ont été judiciarisées ne paraissaient pas pouvoir induire le moindre changement dans la dynamique du service.

En 1958, Fritz Heider[18] propose le concept d’attribution causale. Tous les individus infèreraient des causes à partir d’évènements et de comportements observés. L’homme de la rue se comporte comme un scientifique spontané. Il observe son environnement, pose des hypothèses et en tire des conclusions. Heider distingue deux types de causes : les causes internes (dispositions, traits de personnalité) et les causes externes (situations). Plusieurs biais d’attributions causales ont été mis en évidence dont l’erreur ultime d’attribution (Pettigrew, 1979) parfois appelé biais pro-endogroupe ou ethnocentrisme. Au sein d’un groupe, les succès seront plus facilement attribués à des causes internes et les échecs à des causes externes. Inversement, pour les éléments extérieurs au groupe, les succès seront attribués à des causes externes et les échecs à des causes internes. Concrètement, lorsque le service est en échec avec un patient, la cause est situationnelle et la responsabilité est imputée aux mauvaises dispositions du malade.

De nos jours, l’approche dominante en psychologie sociale est la théorie de l’identité sociale développée par H. Tajfel[19] qui tend à expliquer les facteurs déterminants des conflits intergroupes. Cette théorie intègre trois processus fondamentaux : la catégorisation sociale, l’auto-évaluation et la comparaison sociale intergroupe. La catégorisation sociale ordonne l’environnement et crée des groupes. Ces derniers fournissent à leurs membres une identification appelée « identité sociale » que nous pouvons définir comme « une partie du concept de soi qui provient de la conscience qu’a l’individu d’appartenir à un groupe social, ainsi que la valeur et la signification émotionnelle qu’il attache à cette appartenance »[20]. Les individus essaient de se créer une identité sociale positive en favorisant leur groupe qu’ils considèrent comme le meilleur (biais pro-endogroupe). Pour résumer, les individus maintiennent, en partie, l’estime d’eux- mêmes en s’identifiant à des groupes et en croyant que ces groupes sont meilleurs que les autres. Ce processus serait l’une des principales causes des préjugés et de la création de stéréotypes.

Dans le groupe et l’inconscient, D. Anzieu a vivement critiqué ces théories qu’il qualifie de sociométriques du fait de leur mesurabilité. Selon lui, elles sont trop ancrées dans le behaviorisme de Watson et elles omettent tout ce qui se passe entre le stimulus et la réponse. Cependant, elles ont le mérite de définir les orientations générales des comportements groupaux. Elles permettent de comprendre pourquoi le service de médecine polyvalente, malgré des dysfonctionnements évident et le mal-être de ses membres, paraît figé et pourquoi il n’accepte les aides extérieures qui pourraient le soulager. Les concepts d’attribution causale et de biais pro-endogroupe expliquent également la discrimination que les psychologues et les patients subissent.


2.     Le groupe en psychanalyse


De son côté, la psychanalyse permet de comprendre les processus internes à l’œuvre dans les groupes. Là où la psychologie sociale aura une visée de prévention primaire organisationnelle, la psychanalyse se pose à la fois au niveau de l’individu et de l’ensemble. Elle me paraît dans ce sens plus à même de s’appliquer à toutes les formes de préventions. Même si, à l’origine, la psychanalyse est avant tout une science de l’inconscient, ses penseurs ont toujours envisagé l’individu comme un être social. Dans Totem et Tabou[21], Freud instaure le concept de « horde primitive » comme organisateur de la structure psychique interne mais également des groupes sociaux. Comme l’individu, ces derniers seraient organisés autour des tabous de l’inceste et du parricide. Le complexe d’Œdipe constituerait ainsi le noyau de la culture.  Toujours selon Freud[22], la cohésion d’un groupe s’appuie sur le mécanisme de l’identification de ses membres au même idéal du Moi. Et la vie sociale implique pour chaque individu une limitation de ses pulsions de vie, la frustration du désir. Par conséquence, le groupe crée du refoulement, du symptôme et aussi de la violence[23].

Les travaux de D. Anzieu sur le groupe m’ont particulièrement intéressé car ils m’ont permis de mieux comprendre ce qui ne fonctionnait pas dans le service de médecine polyvalente.  Selon lui, tout groupe est ordonné autour de cinq organisateurs inconscients. Premièrement, la rencontre entre plusieurs individus mobilise toujours les fantasmes personnels conscients et inconscients de ces derniers. Porteurs de désirs refoulés, ces fantasmes provoquent autant la répulsion que la fascination. Certains fantasmes vont provoquer l’adhésions d’autres membres partageant souvent inconsciemment les mêmes désirs. On parle alors de « résonance fantasmatique »[24] au sein du groupe dans lequel les différents membres vont prendre les positions incluses dans le scénario du fantasme originel du porteur. Au final le fantasme personnel d’un des membres va jouer le rôle d’organisateur du groupe.

Le deuxième organisateur est l’imago, celle du chef qui assure le lien groupal. Reprenant les travaux de W. Bion[25], cet imago pourrait prendre trois facettes : celle de la bonne mère qui soigne, celle de la mauvaise mère bivalente et, potentiellement, celle de la mère phallique. L’imago permet d’assurer de façon durable la stabilité du groupe mais peut également être remplacé entrainant dans la foulée le désordre.

Le troisième organisateur correspond aux fantasmes originaires. Ces derniers permettent au groupe d’acquérir des systèmes d’oppositions plus élaborés que la bivalence introduite par l’imago : contenant – contenu avec les fantasmes intra-utérins, acteur – observateur avec les fantasmes de scènes primitives, actif – passif avec les fantasmes de castrations et initiateur-initié avec les fantasmes de séductions. On pourrait dire que les fantasmes originaires apportent plus d’homomorphie et de flexibilité au groupe. Les appareils psychiques individuels peuvent être reconnus dans leur altérité vu que tous partagent une origine commune. Ils permettent également aux membres d’occuper différentes positions au sein du scénario fantasmatique.

Comme pressenti par Freud, le quatrième organisateur, le complexe d’Œdipe, fournit au groupe sa structure topique dont une instance régulatrice : un surmoi groupal. R. Kaës évoque un rôle « méta-organisateur »[26]. Il est presque toujours présent dans le groupe familiale. Son incidence est plus discutée dans les autres groupes.

Pour finir, D. Anzieu spécifie un dernier organisateur : l’enveloppe psychique groupale. La métaphore du groupe comme corps et de ses individualités comme membres est fréquente. Mais plus généralement, l’analyste explique que tout appareil psychique, qu’il soit individuel ou groupal, ressent le besoin de s’incarner dans un contenant qui le protège et pose les limites des échanges avec l’extérieur. Il fait évidemment référence à ses travaux évoqués en supra sur le Moi Peau. Cette enveloppe psychique groupale, en définissant les contours d’un dedans et d’un dehors, se pose également comme objet transitionnel qui permet la transformation.

Selon R. Kaës, « le groupe et le lien groupal s’organisent à travers la fiction efficace d’un appareil psychique groupal, dont la fonction est de transformer et de lier les formations psychiques des membres du groupe, en mobilisant un organisateur structural inconscient tel que les groupes psychiques »[27]. L’appareil psychique groupal est le lieu de circulation, de symbolisation et de transmission des objets psychiques internes des membres : affects, imagos, représentations, fantasmes individuels et originaires, pulsions ou encore interdits. Il fonctionne selon deux modalités d’assemblage : l’une est isomorphique c’est à dire qu’il s’établit une correspondance imaginaire entre l’espace du groupe et l’espace intrapsychique, l’autre homomorphique s’établit sur la similitude et la différence entre les espaces psychiques. Plusieurs éléments de cette théorie me paraissent pertinents dans le cadre de ce travail. Certains objets psychiques sont décrits par l’auteur comme négatifs. Nous pouvons citer les deuils, les expériences de vécu non vécus, la honte ou encore les objets perdus. Ces objets possèdent une charge libidinale forte. Ils sont énergivores et surtout ne peuvent ni se lier ni être transformés. Les objets négatifs demeurent en souffrance de symbolisation. Enfin, en marge du concept d’appareil psychique groupal, l’analyste parle « de pacte dénégatif » quand tous les membres d’un groupe sont contraints de dénier une situation sous la forme d’un pacte inconscient. Ce silence est rendu nécessaire pour assurer la continuité des investissements et des bénéfices liés à l’entité groupale. R. Kaës écrit que certaines institutions sont donc fondées sur un « laisser de côté », sur un reste, un objet brut en souffrance de symbolisation.

Le dernier cadre théorique psychanalytique que je souhaite aborder est proposé par l’analyste argentin J. Bleger qui a beaucoup travaillé sur le groupe institutionnel[28]. Ce dernier pose l’hypothèse que dans tous rapports interindividuels, il existe deux niveaux de relation. Le premier, que nous constatons au quotidien, est la sociabilité par interaction qui se caractérise comme son nom l’indique par des échanges de paroles, des comportements etc… Le second niveau est paradoxalement « une non-relation, un arrière fond d’indifférenciation »[29]. C’est une matrice de base que je rapprocherais du concept phénoménologique de corporéité basale. Bleger le nomme sociabilité syncrétique. Il cite l’exemple d’une mère et de son fils assis dans une même pièce. Elle regarde la télévision et lui est en train de jouer. Ils n’ont aucune interaction. Lorsque la mère quitte subitement la pièce, l’enfant paniqué sort la rejoindre. Leur relation est donc basée sur un processus à priori. Pour l’auteur, dans un groupe, il s’installe naturellement un clivage entre ces deux niveaux de sociabilité afin d’éviter qu’ils n’entrent en relation. Dans le cas inverse, la rupture du clivage laisse apparaître les niveaux syncrétiques, archaïques, dans lesquels les individualités sont indifférenciés. Cela coïncide généralement avec un moment de crise. Par extension, le psychanalyste définit une identité groupale constituée par ces deux niveaux. Une première identité est donnée par le travail effectué en commun. Elle crée les règles et les comportements propre au groupe. La seconde identité est appelée identité groupale syncrétique.  A ce niveau, chacun des sujets n’a d’identité que par son appartenance au groupe. Plus le sentiment d’appartenance au groupe est fort, plus l’identité groupale syncrétique est forte. Selon J. Bleger, dès qu’un groupe s’institutionnalise en posant des règles fixes, il tend à prioriser son existence au dépend des objectifs pour lesquels il a été créé. Il résiste aux changements et concentre son énergie au maintien du clivage entre les deux niveaux dans le but d’immobiliser la sociabilité syncrétique qui correspond à la partie psychotique du groupe. Au final, une institution thérapeutique tel que la Clinique de X. se transforme fatalement en organisation non-thérapeutique. J. Bleger parle d’un phénomène de bureaucratisation car « les moyens se transforment en fins ». Il ajoute également que les organisations ont tendance à maintenir la même structure que le problème qu’elles essaient de solutionner. Par exemple, les institutions de soins finissent par acquérir les mêmes caractéristiques que les malades. Dans le cas d’un service de médecine polyvalente, on peut évoquer l’isolement, la baisse de morale, la peur, la culpabilité ou le clivage.

Comme de nombreuses institutions de soin française, la Clinique de X. abrite un service de médecine polyvalente malade. Comme expliqué par J. Bleger, certaines raisons de ce dysfonctionnement sont inhérentes à toutes les organisations. Cependant, tous les services de santé ne voient pas leur malades glisser en quelques jours vers un état mortifère.


C.    Un service et ses membres malades


Madame Y. est hospitalisée en Septembre pour une brûlure au pied droit. Cette dernière n’est pas particulièrement inquiétante pour les soignants. Le pronostic d’hospitalisation est court. Le chirurgien doit réaliser une intervention assez basique, une angioplastie, et après quelques jours de surveillance la malade pourra rentrer chez elle. Au départ, Madame Y. n’a pas de raison évidentes de traverser une situation traumatique. Hospitalisée, elle est cependant affaiblie par l’expérience qu’elle traverse. Elle a laissé derrière elle une fille en situation de handicap. Dans sa chambre, elle est sans doute prise d’anxiété et de sentiments de culpabilité. De plus, comme elle me l’a confirmé, cette hospitalisation ravive des souvenirs douloureux de son mari dont elle n’a pas encore complètement fait le deuil. La suite de son histoire est commune à de nombreux patients du service. Elle s’effondre physiquement et psychologiquement pendant plusieurs mois au point que son pronostic vital soit engagé. Et cette situation ne prendra fin qu’à sa sortie du service.


1.     L’irruption du bordélique


Parallèlement, depuis plusieurs mois, d’autres processus pathologiques sont à l’œuvre,  non pas dans les chambres des patients mais dans le reste du service. Ce sont ces processus qui, selon moi, vont précipiter indirectement Madame Y. dans une régression archaïque. De mon point de vue, cette maladie possède un élément déclencheur : la défaillance de la hiérarchie. La plainte la plus fréquente des patients concerne les médecins, en particulier leur absence. Il s’agit également d’une préoccupation partagée par les soignants qui se plaignent régulièrement de l’absence de leurs éléments hiérarchiques c’est-à-dire du chef de service mais aussi de la cadre de santé. Après un long arrêt de travail, cette dernière a choisi d’installer son bureau en dehors du service, au premier étage. Je ne l’ai quasiment jamais croisé en six mois de présence dans l’établissement

La défaillance de ce que D. Anzieu nomme l’organisateur imago peut avoir de lourdes répercussions sur le groupe. Selon W. Bion, lorsqu’un groupe n’est pas assez fermement dirigé, ses membres ont tendance à régresser vers des aménagements préœdipien avec pour conséquences des angoisses de morcellement, de persécution et de dépression. L’imago ou les imagos dans ce cas de figure jouent le rôle de la bonne mère en aimant et protégeant les membres du groupe et celui de la mauvaise mère (ou du père) représentant autoritaire de la loi. Le problème est que le docteur G. et la cadre, peu présents,  ne remplissent plus aucune de ses deux fonctions. Il laisse leurs équipes en première ligne face aux patients et leur entourage sans protection. Pire encore, le médecin fuit ses responsabilité en ne faisant pas les annonces des diagnostics. À aucun moment, il ne montre l’exemple. La stabilité et la sécurité du groupe n’est donc plus assurée.

Dans le prolongement de la défaillance de l’organisateur imago, comme dans un jeu de dominos, toute la construction du groupe s’effondre. P. Fustier propose le concept d’« irruption du bordélique »[30], c’est-à-dire d’une désorganisation intégrale des composantes du groupe dans laquelle les éléments betas[31] surgissent, « incompréhensibles, faits de violence et de bizarrerie ».

Ici, la déficience de l’imago, c’est à dire de la hiérarchie bicéphale du service, rompt le cadre qui était porteur des interdits œdipiens tel que « l’interdiction des luttes fratricides ». Les violences, les accès de colères et les insultes entre collègues sont tolérées. Le service qui était structuré sur une topique inconsciente œdipienne glisse vers un aménagement pré-œdipien, archaïque dont les angoisses sont celles de la perte et du morcellement et les mécanismes de défense privilégiés sont le clivage et le déni. De plus, comme la fonction contenante de l’institution n’est plus assurée, dans une réaction en chaîne, tous les autres organisateurs groupaux sont fragilisés.

Le fantasme personnel dominant dans un établissement de soin est généralement un idéal partagé par toute l’équipe : celui du soin, de l’aide à son prochain, de l’amour. Au sein du service de médecine polyvalente, ce fantasme est toujours d’actualité mais il est empêché, contrarié,  par les conditions de travail, le manque de moyens et la difficulté des tâches. L’effet de résonance est alors amoindri et les membres de l’équipe soignante ne paraissent plus trouver leur place dans le scénario. C’est assez criant à observer. Les aides-soigant(e)s et les infirmier(e)s se cherchent. Ils appellent à l’aide pour effectuer certains soins mais personne ne répond. Je me souviens avoir aidé l’une d’entre-elle à relever un patient tombé de son lit car aucun de ses collègues ne répondaient à l’appel. Le fantasme personnel demeure aussi l’élément qui rassemble tous les membres du groupe autour d’un idéal du Moi partagé. Avec l’effondrement du premier organisateur, le groupe a tendance à se fracturer et ses membres, en incapacité, s’exposent au refoulement et à une atteinte narcissique. Le refoulement produit du symptôme et comme l’a laissé entendre Freud dans Malaise dans la civilisation de la violence. Lorsque le narcissisme est attaqué, le risque de clivage de la pensée et le recours à des mécanismes de défenses primaires est élevé. Quand les membres d’un groupe n’adhèrent plus au fantasme, soit ils en choisissent un nouveau, ce qui implique un changement de leader, soit ils quittent le groupe. Comme le changement de chef au sein du service de médecine polyvalente ne semble pas envisageable, les démissions et les absences des soignants sont fréquentes.

Pour pouvoir continuer à fonctionner, la clinique est contrainte de faire de plus en plus appel à du personnel vacataire. Ces derniers ont fait le choix de pratiquer leur métier sous ce régime particulier pour pouvoir changer d’employeur et d’institution régulièrement. En conséquence, ils ne se projettent jamais à long terme dans leur lieu de travail. Ils sont présents pour effectuer une tâche, jouer un rôle précis dans le scénario mais ne participent et n’adhèrent jamais aux fantasmes originaires du groupe. Le troisième organisateur de D. Anzieu cesse, à son tour, de faire sens. Sans en avoir conscience, les vacataires figent les autres membres du personnel dans un seul et unique rôle. On constate un phénomène d’indifférenciation. Le groupe passe d’un appareillage homomorphique à un appareillage isomorphique. Selon R. Kaës, ce type d’assemblage est qualifiable de psychotique car il occulte l’altérité des appareils psychiques individuels. Le référentiel du groupe devient l’imaginaire, en place et lieu du symbolique. C’est l’émergence de ce que J. Bleger appelle la sociabilité syncrétique, de la part archaïque du groupe.

Pour finir, le cinquième organisateur, celui que D. Anzieu appelle l’enveloppe psychique groupale, s’effrite. Les appareils psychiques individuels ne peuvent plus s’incarner dans une entité commune. Pour rappel, l’enveloppe psychique groupale définit les limites entre le dedans et le dehors. Elle est le prérequis aux échanges avec l’extérieur. Les rapports avec les autres services, les patients et leur entourage deviennent difficiles. Le service se replie sur lui-même. Au final, l’appareil psychique groupal cher à R. Kaës ne fonctionne plus et les objets bruts qui circulent au sein du groupe ne sont plus élaborés.


2.     La disparition des « débarras » [32]


Dans le service de médecine polyvalente, la faillite de la hiérarchie a un second effet délétère qui, cumulé avec l’effondrement de l’organisation, conforte le groupe dans un mode de fonctionnement primaire. Quand j’ai démarré mon stage en novembre, j’ai appris que les réunions d’équipe, les « staffs », n’étaient plus programmées depuis plusieurs mois. La cadre de santé avaient été en arrêt de travail pendant une longue période et, à son retour, les réunions hebdomadaires n’avaient pas reprises. Ces moments en équipe, au même titre que les temps interstitiels, revêtent une importance cruciale dans les institutions de soin. Leur fonction manifeste est le travail interdisciplinaire sur la prise en charge des patients. Officieusement, les réunions cliniques jouent le rôle de « débarras » c’est-à-dire d’espaces de dépôts indispensables aux traitements des « résidus »[33]. Pour R. Roussillon, les résidus sont les éléments de l’indicible, les objets psychiques négatifs qui doivent impérativement être élaborés pour permettre à un groupe institutionnel de santé de continuer à fonctionner normalement. Dans un service de médecine, l’indicible est omniprésent. J. Oury écrivait : « La Mort. L’Institution. Le courant « naturel » de tout système institutionnel c’est d’arriver à la Nécropole »[34]. Le personnel soignant est confronté à la mort, la souffrance et la culpabilité au quotidien. Des patients meurent et avant même qu’on ait le temps d’en discuter, un nouveau malade vient prendre place dans le lit encore chaud. « Une mort en chasse une autre »[35] ! De plus, il ne s’agit pas vraiment de sujets dont les équipes peuvent parler avec leur famille. Ces éléments endeuillés accompagnés parfois de la culpabilité d’avoir failli dans le soin sont donc souvent passés sous silence. Dans la lignée des travaux de T. Ferenczi, N. Abraham et M. Torok[36] nous expliquent que lorsqu’un individu ne parvient pas à élaborer un élément indicible, au lieu d’être introjecté et disponible pour les processus secondaires, celui-ci est incorporé sous la forme d‘une crypte, un vide originaire qui ne peut plus être mis en mots. Cette crypte est une maladie du deuil, une mélancolie qui transmet du clivage, voire de la psychose. Dans le service de médecine polyvalente de la Clinique de X., il n’y a plus de débarras. Les réunions d’équipes ont disparu et les temps interstitiels sont souvent solitaires ou entre collègues qui ne se soutiennent plus. La mort a fait un travail de sape et une grande majorité du personnel a été clivée par des traumatismes successifs que le groupe n’a pas été en capacité de contenir et de symboliser. D’autant plus que l’appareil psychique groupal n’est plus fonctionnel ! J’ai tendance à penser que ces cryptes, ces deuils restés silencieux, sont transmis aux patients les plus fragiles qui sont comme des enfants, en situation de régression. Selon N. Abraham et M. Torok, un sujet porteur d’une crypte peut transmettre par sa parole double, à la fois muette et en souffrance d’élaboration, un fantôme, c’est-à-dire le clivage du Moi.


D.   Une maltraitance invisible et inconsciente


Les différents travaux cités en supra nous fournissent donc des pistes sérieuses pour expliquer pourquoi le personnel du service de médecine polyvalente est à ce point cyclothymique, pourquoi le groupe semble refuser tout échange avec l’extérieur, enfin pourquoi j’ai ressenti pendant six mois des angoisses archaïques à son contact. Je souhaiterai maintenant expliquer comment ce mal-être a une incidence directe sur la prise en charge des patients et comment elle se transforme en une maltraitance invisible et inconsciente. Il me tient à cœur d’insister sur le fait que ces mauvais traitements ne sont à aucun moment délibérés. En très grande majorité, les travailleurs de la santé ont embrassé une carrière dans le soin dans un idéal de bienveillance et de soutien. Les conditions de travail et les salaires sont toujours inférieurs à ceux des pratiques libérales. Travailler en institution est donc souvent un choix militant motivé par une vocation et des valeurs fortes.

Dans le service de médecine polyvalente, le constat paraît cependant sans appel. De nombreux patients tel que Madame Y. voient leur condition générale se détériorée dès leur entrée dans le service. Plus étonnant encore, leur aménagement psychique s’oriente vers la psychose.

Comme pour les équipes, la première difficulté pour les malades est liée aux manquements des médecins. Ils renforcent l’anxiété de ces derniers et génèrent des angoisses supplémentaires. Nous l’avons vu, les patients sont déjà très affaiblis par la maladie et l’isolement. Coincés dans leur chambre, sans repère ni confort, ils attendent des réponses et des remèdes. Mais le Docteur G. est très souvent absent. De plus, il déteste faire les annonces aux patients et recule sans cesse ses diagnostics. Les sujets hospitalisés demeurent donc des journées, voire des semaines sans avoir aucune information sur leur condition et sur la médication. De fait, leur prise en charge est souvent rallongée car une errance diagnostique s’installe et il est impossible d’établir un protocole de soin efficace comme une intervention chirurgicale. Au final, des hospitalisations courtes deviennent des hospitalisations de plusieurs mois.

Comme je l’ai expliqué, pendant les premiers jours d’hospitalisation, les patients se retrouvent dépourvus de leur enveloppe psychique groupale. Ils ont quitté leur foyer et leur groupe familiale. Privés des fonctions contenantes et symbolisantes de ces derniers, ils demeurent sans défense ni pensée. La prise en charge institutionnelle a été conçue comme un lieu de transitionnalité. Elle a vocation à intégrer les malades dans une nouvelle entité groupale pour qu’ils puissent à nouveau se sentir protégés, prendre conscience de leur situation et se projeter dans un après. Seulement, dans le service de médecine polyvalente, les infirmier(e)s et les aides-soignant(e)s ne sont pas du tout dans des dispositions qui leur permettent d’incorporer de nouveaux individus au groupe. Au contraire, le personnel soignant est mélancolique, en proie à des angoisses archaïques. Le travail de la mort a opéré et les membres du service de médecine polyvalente portent en eux de nombreuses cryptes qui n’ont pas pu être élaborées. Les soins des patients sont correctement effectués mais souvent en silence et l’empathie est peu présente.  Quand les malades posent des questions médicales, les soignants bottent en touche. Ils connaissent quelques informations mais ne sachant pas ce qui a été dit ou surtout non-dit par le médecin, ils préfèrent garder une fois de plus le secret. De leur côtés, les soignés sont confrontés à « l’inquiétante étrangeté », l’ « Unheimliche »[37]. Déjà très fragilisés et isolés, ces uniques relations sociales sont pathogènes. Les cryptes donnent naissance à des fantômes et au clivage du Moi.

Paradoxalement, selon E. Enriquez, les équipes soignantes peuvent, dans cette situation, être tentées de se servir des patients pour « exprimer leurs besoins narcissiques et solidifier une identité continuellement menacée »[38]. Pour ce faire, ils vont recourir à deux stratégies : ne pas parler des malades ou les utiliser pour régler les problèmes du groupe. Dans le premier scénario, les soignés sont tout bonnement oubliés. On ne parle jamais d’eux ou quand c’est le cas, leur parole est substituée de telle manière que leurs angoisses et leur souffrance ne soient jamais exprimées. Pour éviter de se confronter de nouveau à la mort, le personnel soignant privilégie à nouveau la logique de l’indifférenciation. Dans la seconde stratégie, les soignants utilisent les malades pour régler les problèmes, servant parfois malgré eux d’arbitres dans des luttes d’influences. Selon E. Enriquez, vivant une situation contradictoire, les patients encourent le risque d’être pris dans des processus de morcellement. Dans les deux cas, l’équipe soignante fait preuve de maltraitance avec pour conséquence le risque de plonger les malades dans processus défensifs archaïques.

Que ce soit par la parole ou par les actes, les fantômes et le clivage sont donc transmis des soignants aux soignés. C’est pourquoi assez rapidement, fragilisés par la perte de contenance, ces individus commencent à fonctionner sur des registres limites et psychotiques et manifestent des modalités défensives primaires. Pour rappel, Madame Y. présentait une incapacité symbolique, de la dissociation et des épisodes délirants. Ces signes psychopathologique n’avaient jamais été remarqués par sa fille aînée. Lors de nos premiers entretiens, ses mécanismes de défense était le déni et l’identification projective. Le danger est de voir les patients s’installer dans cette position extrêmement régressive comme dans le cas de Madame Y. qui avait presque totalement cessé de parler et de s’alimenter.


III.          Plusieurs pistes pour stopper la contagion


Les premières semaines de la prise en charge de Madame Y. ont été pour moi une expérience clinique des plus éprouvantes. Les entretiens avec la patiente étaient difficiles, sans parole. Je me sentais inutile et incompétent. Pire encore, j’avais l’impression de me retrouver dans une situation absurde dans laquelle la vie d’une personne était en jeu. C’était comme un puzzle dont les pièces étaient grossièrement dans le désordre. Par chance, après son changement de service, la condition de la malade s’est très rapidement améliorée et un drame annoncé a été évité.

Cette issue favorable est également la preuve que la situation du service de médecine n’est pas une fatalité. Elle démontre qu’au sein de la même institution, d’autres services sont fonctionnels. Dans cette dernière partie, je souhaite proposer plusieurs pistes de travail qui pourraient aider le médecine polyvalente à retrouver ses fonctions contenantes et transitionnelles.


A.   Soigner l’institution


Même si cette situation clinique pathologique semble pour l’instant cantonnée au service de médecine polyvalente, le fait qu’elle perdure depuis une longue période est la preuve d’un désordre institutionnel. Plusieurs plaintes et réunions d’éthique ont ciblé le service mais la direction de la clinique n’a pas agi. Pour rappel, quand j’ai commencé la rédaction de ce mémoire, la majorité des infirmier(e)s et des aides-soigant(e)s résidents étaient en grève.


1.     Faire un diagnostic des disfonctionnements institutionnels


Pour pouvoir rétablir un environnement sécurisant pour les patients et pérenniser ces changements, il me paraît essentiel de faire un diagnostic psychologique de l’ensemble de l’institution, en particulier de ses strates supérieures. R. Kaës souligne l’importance du phénomène d’emboîtement des cadres dans les institutions c’est-à-dire que chaque cadre est dépendant de ceux qui le précèdent. S’il existe des dysfonctionnements dans les instances de direction de la clinique, ils se répercutent dans les services. Comme je l’ai mentionné en supra, toute organisation a une tendance à la bureaucratisation. Au lieu de se focaliser sur la tâche pour laquelle elle a été créée, ici le soin, elle va concentrer ses moyen sur son bon fonctionnement et sa survie. Après avoir travaillé deux ans dans cette clinique, je suis persuadé que cette logique est actuellement prévalente. Certains médecins ne sont pas écartés malgré des carences évidentes dans leur travail car cela équivaudrait à prendre le risque de fermetures de lits ou de services le temps de trouver des remplaçants. La direction s’emploie à conserver le statu-quo, à ménager la chèvre et le choux, pour minimiser les risques de pertes financières. Pour reprendre les recommandations de J. Bleger, il semble pertinent au vu de la situation en médecine polyvalente de faire un état des lieux des dynamiques intra-groupales pour évaluer le degré de clivage entre les niveaux d’intégration et les niveaux de sociabilité syncrétique. Pour ce faire le psychanalyste argentin recommande une analyse de l’implication des tâches réalisées et une analyse dont les objectifs sont ou ne sont pas atteints.

La psychologue de la clinique, Madame P., qui a une implication transversale au sein de l’établissement serait idéalement placée pour travailler sur un diagnostic institutionnel. Elle connaît bien tous les services, tous les intervenants. De plus, elle est très investie dans la dimension éthique de l’organisation.


2.     S’inspirer de la psychothérapie institutionnelle


La psychiatrie française s’est depuis longtemps intéressée au rapport entre les soignants et les soignés avec des doctrines telles que la psychothérapie institutionnelle. Selon J. Oury , il s’agit d’une « méthode permettant de créer une aire de vie avec un tissu inter-relationnel, où apparaissent les notions de champ social, de champ de signification, de rapport complémentaire, permettant la création de champs transférentiels multi-focaux »[39]. Dans le cas du service de médecine polyvalente, plusieurs bonnes pratiques issues de la psychothérapie institutionnelle pourrait être déployées comme veiller à ce que les chambres des patients restent ouvertes, responsabiliser ces derniers pour les replacer au centre de leur guérison et sensibiliser les équipes au transfert multiréférentiel. Cette doctrine a au départ été développée pour encadrer des patients psychotiques et dans l’état actuel du service qui compte de nombreux patients en régression archaïque, elle pourrait rapidement se montrer profitable. En effet, les malades ayant très peu d’interactions avec des soignants qui changent régulièrement, leur transfert est difracté. Être en capacité de recueillir et synthétiser toutes les informations est un véritable enjeu thérapeutique pour le bien-être des patients. Une fois de plus, le rôle de la psychologue de l’établissement serait prépondérant car ce dispositif doit impérativement s’accompagner d’une dimension psychothérapeutique aussi bien pour les soignés que les soignants.


3.     Restaurer une autorité et une hiérarchie


Comme je l’ai développé dans ce travail, le point de départ du malaise qui s’est installé dans le service de médecine polyvalente est la défaillance de ses éléments hiérarchiques : le médecin chef et la cadre de santé. Le premier pratique son activité professionnelle en dilettante, la seconde a connu de longues périodes d’arrêt de travail et a déménagé dans un bureau éloigné du service. Ces deux éléments ont permis l’ « irruption du bordélique » et l’effondrement de tous les organisateurs groupaux. Il est donc impératif de rétablir le cadre et les interdits œdipiens dans le service de médecine polyvalente.

Ce dernier présente une capacité d’accueil de 27 patients. L’expertise médicale est actuellement incarnée par un seul médecin. Son second n’est pas titulaire d’un diplôme de médecine reconnu en France et joue un rôle d’interne. Il ne semble pas être en mesure de prendre des décisions médicales. Avec des malades hospitalisés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, le ratio médecin – malade interpelle. De plus, le Docteur G. n’est pas souvent présent dans la clinique. J’ai travaillé deux jours et demi par semaine et je ne le croisais quasiment jamais. Si la cadre demeure la supérieure hiérarchique des équipes, le chef de service en est clairement le leader. Il joue le rôle d’imago. Son fantasme personnel sert d’inspiration et de motivation aux autres membres de groupe. Pour les patients, il représente la parole scientifique et l’espoir de guérison. Cette position de médecin au sein du service doit donc impérativement être restaurée.  Plusieurs options paraissent envisageables. La direction de l’établissement peut trouver des leviers adéquats pour remotiver le Docteur G. Elle peut recruter un médecin supplémentaire ou encore décider de le remplacer.

Concernant la cadre de santé, le fait qu’elle travaille dans un bureau extérieur au service, situé à un autre étage, est contraire au bon sens. L’équipe soignante s’en plaint régulièrement. Les infirmier(e)s et les aides-soignant(e)s ont le sentiment que leur responsable s’est éloignée d’eux. Ils ne se sentent plus compris ni protégés. Dans un même temps, ils ne sont plus du tout soumis à l’autorité. Ils peuvent prendre des pauses de deux heures sans que personne ne s’en rende compte. Même avec des employés très responsables, une telle situation conduit inévitablement à un relâchement dans le travail. La relation entre l’équipe de soin et sa cadre de santé doit donc être rétablie et cela passe me semble-t-il par un retour de cette dernière dans le service.

  

4.     S’inspirer du dispositif d’annonce


Le service de médecine polyvalente accueille des individus passés par les urgences ou dont l’état général préoccupant, nécessite une hospitalisation. Pour certains, les examens complémentaires effectués vont révéler des complications. Il peut s’agir de cancer mais pas toujours. La clinique hébergeant un centre de dialyse et des néphrologues, il n’est pas rare de croiser dans le service de médecine polyvalente des sujets atteints d’insuffisance rénale chronique et de diabète. Le diagnostic de toutes ces pathologies et son annonce sont des étapes importantes qui vont déterminer la suite de la prise en charge thérapeutique et qui vont également avoir une forte incidence sur la manière dont le malade va psychologiquement appréhender sa nouvelle condition.

Le Docteur G. déteste faire les annonces des diagnostics au point de parfois laisser des patients rentrer chez eux sans qu’ils aient pris connaissance de leur maladie. Lors de la réunion éthique, Madame P. a évoqué le cas d’une femme sortie du service de médecine sans que son cancer lui soit révélé. En plus d’avoir un impact évident sur la santé des patients, cette pratique pousse les équipes dans une position de culpabilité vis-à-vis des soignés à qui elles doivent mentir. Pour éviter ce genre d’écueils, depuis 2005, les services de cancérologie ont adopté un dispositif d’annonce très balisé. Plus généralement, dans un rapport datant du mois de février 2014, la Haute Autorité de Santé préconise un dispositif d’annonce des maladies chroniques à l’hôpital en trois temps[40] : la préparation de la consultation d’annonce, le temps de l’annonce proprement dite, son accompagnement. L’objectif annoncé est de renforcer la relation soignants – soignés. Dans le cas du service de médecine de la clinique de X, ce qui me semble pertinent dans un premier temps est l’accompagnement de l’annonce c’est-à-dire le fait que le malade puisse très rapidement rencontrer un second soignant, souvent un(e) infrimier(e) spécialisé(e), pour reparler du diagnostic. Cette disposition divise en partie la charge de l’annonce du diagnostic qui jusqu’alors n’incombait qu’au seul médecin. S’il pouvait être accompagné dans cette démarche pénible, le Docteur G. éprouverait sans doute moins de difficultés. Récemment, une infirmière résidente de la clinique a été formée au dispositif d’annonce. A l’heure actuelle, elle n’officie qu’en cancérologie mais elle pourrait également travailler avec le service de médecine polyvalente. Cette aide précieuse pourrait permettre au chef de service de se réinvestir dans son travail et cela éviterait les errances diagnostiques des patients.


5.     Permettre le traitement institutionnel des résidus


La violence et plus généralement la structuration psychotique de l’équipe de soin est en grande partie le résultat de la non élaboration de ce que R. Roussillon et R. Kaës nomment les résidus. Dans une institution de soins somatiques, les rencontres avec la mort sont omniprésentes. La mort a toujours une dimension traumatique. Personne n’est immunisé contre le deuil. Les travaux de N. Abraham et M. Torok démontrent que si les objets endeuillés ne trouvent pas le chemin de l’élaboration, les sujets qui y sont confrontés s’exposent à une mélancolie du deuil et au clivage. En temps normal, l’institution met à disposition de ses membres des lieux de dépôts, des débarras. Ces lieux sont indispensables pour que l’appareil psychique groupal soit en mesure d’effectuer son travail de transitivité et de symbolisation. Cependant, quand le groupe est dysfonctionnel, qu’aucun projet de soin commun n’est envisageable, il arrive que ces lieux de traitements soient « sacrifiés ». Dans un service de santé, les débarras prennent généralement la forme des réunions de synthèse ou « staffs » et des temps interstitiels. Dans le service de médecine polyvalente, les réunions de synthèse ont été supprimées avec pour conséquence des soignants qui accumulent des traumatismes sans pouvoir les élaborer.  Les répercussions les plus visibles de cette situation sont les nombreux arrêts de travail et les démissions au sein du service. Pour espérer un retour à la normal, il est indispensable que ces rencontres hebdomadaires soient réinstaurées. Elles doivent être pilotées avec rigueur par le médecin chef et la cadre de santé, tous deux garants de l’autorité et de la parole médicale. A la vue de la situation critique du service, il serait bienvenu d’y intégrer la psychologue. En effet, très souvent, les psychologues sont inconsciemment investis d’un rôle de dépôt.

Pour rappel, la fonction manifeste des réunions de synthèse est d’améliorer le parcours de soin des patients. Transversales, elles regroupent généralement tous les intervenants du service dans le but de rassembler toutes les informations qui ont pu être diffractées par les soignés et de proposer des protocoles thérapeutiques personnalisés.  Le rétablissement de ces réunions bénéficierait donc également fortement aux personnes hospitalisées dans l’établissement.


6.     Encourager le changement


Mon expérience dans le service de médecine polyvalente montre à quel point ce groupe est hermétique à tout changement. Avant même mon arrivée, mes futurs horaires avaient été affichés dans le poste de soin dans le but de préparer les équipes. Pour la première fois dans le service, un stagiaire psychologue allait être dédié spécifiquement aux patients de médecine. Malgré cela, mon accueil fut loin d’être chaleureux et, pendant les six mois que j’ai passé à la Clinique de X., je fus au final peu sollicité. Les travaux en psychologie sociale, en particulier ceux de K. Lewin démontrent qu’un groupe est presque toujours réfractaire aux changements. Cependant, ils expliquent aussi que des évolutions sont possibles dans le groupe mais qu’elles doivent provenir de l’intérieur. Autrement dit, si mon stage avait été à l’initiative du service de médecine et non de la psychologue Madame P., mon accueil aurait été tout autre, sans doute beaucoup plus bienveillant. Quand un service de soin se complait dans l’inertie, quand il commence à se focaliser sur sa survie au dépend de la tâche pour laquelle il a été créé, il risque de devenir maltraitant. Par conséquent, il est important d’initier le changement en promouvant les initiatives internes pour optimiser ses chances d’advenir.


7.     Intégrer la psychologie au service


Le premier de ces changements devrait, selon moi, être l’intégration pérenne d’un(e) psychologue au service. Il me semble irréaliste de demander un(e) psychologue titulaire dédié(e) à un service de médecine polyvalente comme c’est le cas en cancérologie ou en maternité. Madame P., qui travaille en transversal sur l’intégralité de l’institution peut tout à fait remplir ce rôle. Elle intervient déjà sporadiquement auprès de certains patients sur demande de l’équipe. Cependant, à la vue de la situation critique de plusieurs patients qui semblent se laisser mourir, ce mode de fonctionnement n’est pas assez efficace. Madame P. est très souvent contactée trop tard lorsque les malades présentent déjà des signes psychopathologiques très sévères. De plus, en passant principalement son temps dans la chambre des patients, la psychologue ne peut jouer son rôle auprès des équipes qui travaillent comme nous l’avons vu sous le coup de traumatismes en série. L’intervention d’un psychologue doit donc s’accompagner d’un cadre. Il peut s’agir d’une ou deux heures de présence hebdomadaire avec un horaire fixe dans le service ou plus simplement d’une présence obligatoire aux réunions de synthèse. Cela lui permettrait de prendre la température des mouvements psychiques à l’œuvre chez les soignés et chez les soignants.


B.    Accompagner les patients


Comme je l’ai expliqué, le service de médecine polyvalente doit être soigné pour pouvoir retrouver pleinement sa fonction de soin sur la durée. Mais plus généralement, c’est toute l’approche du corps médical vis-à-vis des soignés qui doit être repensée.


1.     Adopter une approche thérapeutique centrée sur la personne


Au mois de janvier, à l’occasion d’un entretien avec une patiente, je me suis aperçu que malgré un trouble bipolaire diagnostiqué, son médecin traitant continuait à lui prescrire des antidépresseurs, ce qui est contre-indiqué. Comme aucun docteur n’était présent dans le service, je suis allé transmettre cette information aux infirmières qui étaient réunies en salle de pause. Leur réponse fut cinglante : « Nous accueillons des malades pour soigner un trouble somatique et les renvoyer chez eux le plus rapidement possible. Peu importe leur état psychologique, ce n’est pas notre travail. ». Ces paroles m’avaient fortement choquées. Je me souviens en avoir beaucoup parlé autour de moi, avec ma tutrice de stage ou en supervision. Au final, elles reflètent la doctrine dominante dans les institutions de soins françaises : l’approche médicale centrée sur la maladie. Dans ce contexte, la dimension psychique des patients est totalement occultée. Ce qui compte, ce sont ses symptômes et le remède. Parallèlement, depuis plusieurs années, la Haute Autorité de Santé, influencée par les pratiques anglo-saxonnes telles que « l’éthique du care » ou « le rétablissement » préconise l’adoption d’une démarche centrée sur le patient.  Cette dernière « s’appuie sur une relation de partenariat avec le patient, ses proches, et le professionnel de santé ou une équipe pluriprofessionnelle pour aboutir à la construction ensemble d’une option de soins, au suivi de sa mise en œuvre et à son ajustement dans le temps ».[41] Elle prône la complémentarité entre l’expertise des équipes soignantes et les patients en favorisant une personnalisation des soins, le développement et le renforcement des compétences du soigné, et une continuité des soins dans le temps. Dans une approche centrée sur le patient, la médecine et les preuves scientifiques sont importantes mais l’attention est d’avantage portée sur les buts, les valeurs et les préférences des malades. Dans le service de médecine polyvalente, les individus hospitalisés sont systématiquement tenus à l’écart des décisions médicales. Ils ne sont jamais informés sur leurs traitements. Ils semblent subir les soins. Quelques heures avant d’être conduite en salle d’opération,  Madame Y. ne connaissait même pas la date de son intervention. Elle ne savait pas non plus si elle devait être amputée du pied, au niveau de la cheville ou de toute la jambe.  Adopter une approche centrée sur le patient induirait la reconnaissance de la dimension psychique des patients dans toute sa singularité. Informer un malade sur son traitement, l’intégrer dans la dynamique du protocole de soin, lui permet de conserver un pouvoir d’agir. De plus, cela prévient un éventuel effondrement narcissique en donnant de l’importance au sujet et enraye la régression si caractéristique de l’hospitalisation.


2.     Assurer une contenance aux patients


Dans le service de médecine polyvalente, la fonction contenante que devrait garantir l’institution ne fonctionne plus. Les patients ne se sentent plus en sécurité et en conséquence ne sont pas en mesure de symboliser les affects qui les assaillent. Bien que ce phénomène ait une cause structurelle c’est-à-dire relative au dysfonctionnement du service, et qu’il ne trouvera une réponse pérenne que dans un travail thérapeutique sur le groupe, il demeure possible d’intervenir en première intention en améliorant les conditions de prise en charge des soignés. Certaines doctrines comme « le Care » semblent proposer des bases solides pour une relation soignants – soignés contenante. P. Tronto[42] en dégage quatre aspects dont deux me paraissent applicables dans un service de médecine : Le « care giving » et le « care receiveing ». Le premier « désigne la rencontre directe d’autrui à travers son besoin, l’activité dans sa dimension de contact avec les personnes. Nous retrouvons ici la dimension de singularité du soin : singularité des personnes et de la situation, et plus directement la dimension relationnelle vers quoi converge le soin »[43]. Le second insiste sur la manière dont la personne en demande reçoit le soin. En plus de permettre au donneur de constater si le soin a été efficace, cet aspect implique une réciprocité. Pour assurer la contenance de ses patients, le service de médecine polyvalente doit impérativement leur redonner la parole, créer les conditions d’un dialogue. Une fois leur discours restauré et écouté, les soignés seront à nouveau en capacité d’élaborer. C’est de cette manière que le personnel soignant sortira de sa logique d’indifférenciation des malades qui entraîne ces derniers dans une régression archaïque avec pour conséquences des épisodes psychotiques et du clivage.


3.     Proposer une prise en charge psychologique


Pour finir, je suis persuadé que toute personne hospitalisée devrait pouvoir bénéficier d’un suivi psychologique si elle en ressent la nécessité. J’ai mentionné en supra les résidus et les débarras concernant les soignants. La problématique est également valable pour les soignés. Nous l’avons vu, l’hospitalisation est un moment à caractère traumatique dans lequel la maladie vient menacer l’intégrité du Moi. Cette attaque génère de nombreux affects souvent terrifiants. Pour que ces éléments ne soient pas trop refoulés voir enkystés, ce qui finira par créer du symptôme ou du clivage, ils doivent trouver le chemin de l’élaboration par la parole.

Même si le rôle des médecins, des infirmier(e)s et des aides-soignant(e)s est aussi d’être à l’écoute, ils ne sont pas toujours investis par les malades comme des espaces de dépôts. Le psychologue clinicien de par sa formation, son expérience mais également sa représentation dans l’imaginaire collectif est souvent instantanément identifié comme « un lieu de dépôt ». Quand j’ai commencé mon stage dans le service de médecine polyvalente, je m’interrogeais beaucoup sur la question de la demande. Il me paraissait intrusif et inapproprié d’aller rencontrer des malades sans qu’ils en aient préalablement fait la demande à un membre du personnel ou aux médecins. Ce fut d’ailleurs l’occasion d’un débat houleux avec Madame P. qui me recommandait d’aller voir directement les patients. Avec le recul, je suis convaincu que j’étais dans l’erreur et que c’est elle qui avait raison. Dans ce service, le psychologue est toujours contacté en dernier recours quand le malaise psychique est tel qu’il finit par entraver la poursuite du travail des médecins. Quand j’ai commencé à travailler avec Madame Y., son pronostic vital était presque engagé. Si c’était à refaire, à chaque nouvelle entrée de patient, je serais allé me présenter. Après deux années d’expérience en médecine somatique, le travail du psychologue dans ce cadre me paraît se résumer à deux fonctions : être un lieu de dépôt et proposer un espace transitionnel. Il joue le rôle d’un groupe et de son appareil psychique.
L’intégration d’un psychologue dans la prise en charge des patients hospitalisés me semble donc être un très bon moyen d’éviter les risques de décompensation ou de régression archaïque chez les malades.  


CONCLUSION


Ce travail vient conclure deux années de stage au sein de la Clinique de X. En 2022, mon activité dans le service de dialyse avait fait l’objet d’un premier mémoire déjà très institutionnel. J’y dénonçais les conditions dans lesquels des sujets souffrant d’insuffisances rénales chroniques terminales étaient maintenus dans une situation d’incapacité fonctionnelle et de dépendance qui favorisait fortement la dépression. J’avais également pointé du doigt la logique financière de la clinique et des néphrologues, ainsi que la complaisance de l’ARS qui est tributaire des établissements de santé privé. En Novembre, quand j’ai commencé mon travail dans le service de médecine polyvalente, je m’attendais à y retrouver les mêmes travers. Au final, il n’en est rien. Même si la « morale » de mon histoire est similaire, c’est-à-dire que la médecine française doit impérativement changer de paradigme et adopter une approche centrée sur la personne, le service de médecine polyvalente ne me paraît pas focalisé sur la rentabilité et ses résidents ne sont pas dépressifs.

Malgré tout, les éléments rassemblés dans ce mémoire me paraissent plus préoccupants que ceux du précédent. Il y a quelques semaines, Madame P. m’a proposé de l’accompagner pour son deuxième entretien avec un patient en service de médecine polyvalente. Une infirmière l’avait alerté la veille au sujet d’un homme d’une soixantaine d’année atteint d’un cancer du poumon. Son état général s’était dangereusement dégradé. Il ne s’alimentait plus correctement. Madame P. s’était assez rapidement rendue dans la chambre du soigné sans plus d’informations. Elle n’y passa pas plus de dix minutes. L’homme était majoritairement resté silencieux et quand il s’était exprimé, la psychologue ne comprenait pas ses paroles. Plus alarmant encore, il semblait présenter d’importants troubles cognitifs. Son regard était comme fou, décrivant des mouvements inhabituels. En route pour ce second entretien, nous nous sommes arrêtés dans la salle de pause où tous les soignants étaient rassemblés pour boire le café. Malgré notre irruption, les infirmier(e)s et les aides-soignant(e)s continuaient de parler comme si nous n’étions pas là, sans jamais nous regarder. Après quelques minutes, Madame P. décida de s’imposer pour demander des nouvelles du patient. Monsieur V. était entré à la clinique trois semaines auparavant pour une pathologie assez bégnine sans relation avec son cancer. Il ne devait pas rester dans l’établissement plus de trois jours. Il était très bavard pendant les soins et il marchait tous les jours avec le kiné. L’après-midi, les soignants l’entendaient parler de longues heures avec son épouse. Trois semaines plus tard, sont pronostic vital et sa santé mentale sont menacés.

Madame P. me l’a confirmé, les cas comme ceux de Madame Y. et de Monsieur V. sont de plus en plus fréquents. Leur parcours de soin est toujours similaire. Une hospitalisation à rallonge, un affaiblissement de l’état général et l’apparition de signes psychopathologiques sévères. Ces patients n’ont pas grand-chose en commun, leurs pathologies somatiques sont différentes, leur âge, leur sexe, leur situation familiale également. La responsabilité est donc forcément à chercher du côté du service de médecine. En m’appuyant sur mon expérience clinique et un référentiel théorique désormais très riche en psychologie et psychanalyse groupale, j’ai défendu l’hypothèse selon laquelle la dimension groupale du service de médecine polyvalente était devenue néfaste. Et que cet effondrement avait entraîné, malgré eux, tous les membres du service dans un fonctionnement psychotique dans lequel les malades étaient indifférenciés, déshumanisés. Contrairement aux patients hémodialysés dont la proximité des lits pendant les soins contribuait à créer un semblant d’appareil psychique groupal, les pensionnaires du service de médecine polyvalente sont exclus de toute contenance avec pour conséquence, pour certains d’entre eux, une perte de la raison et du désir de vivre.

Dans la dernière partie de ce mémoire, j’ai proposés quelques éléments de réponse à la situation délétère du service tels que l’adoption d’une approche centrée sur le patients, la restauration des réunions clinique ou encore l’intégration cadrée de la psychologue dans la prise en charge des soignants et des soignés. Mais ces solutions peuvent-elles réellement favoriser un embellissement des conditions de résidence des malades et des conditions de travail de l’équipe soignante si aucun changement n’est opéré à la tête de l’institution ?



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[25] Bion W. R. (1961), Recherches sur les petits groupes, trad. fr., Paris, PUF, 1965.

[26] Anzieu D., 1984, Op. cit., p. 211.

[27] Kaës R., 2010, Op. cit., p. 204.

[28] Bleger J. (1970), « Le groupe comme institution et le groupe dans les institutions », in R. Kaës, J. Bleger et al., L’Institution et les institutions. Études psychanalytiques, Paris, Dunod, 1988.

[29] Ibid., p. 48.

[30] FUSTIER, P. (1987), « L’infrastructure imaginaire des institutions. À propos de l’enfance inadaptée », in R. Kaës et al.L’institution et les institutions. Études psychanalytiques , Dunod, 1987, 144.

[31] Bion, W.R. (1974). Différenciation de la part psychotique et de la part non psychotique de la personnalité. Nouvelle Revue de psychanalyse, 10, p. 65, Paris, Gallimard, automne.

[32] Roussillon R. (1988), « Espaces et pratiques institutionnelles, le débarras et l’interstice », in L’institution et les institutions – Études psychanalytiques, Dunod, 1988, 157-176 .

[33] Ibid., p. 157.

[34] Oury, J. (2008). La psychose, l’institution, la mort. Dans : , J. Oury, La psychose, l’institution, la mort (p. 9). Paris: Hermann.

[35] Syp-Sametzky, L. (2014). Chapitre 11 – Paradoxalité des soins en oncologie adulte: Différentes figures de violence. Dans : Albert Ciccone éd., La violence dans le soin (p. 228). Paris: Dunod. 

[36] Torok, M. Abraham, N. (1987) L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987.

[37] Freud, S. (1919). L’inquiétante Étrangeté. (Das Unheimliche.).

[38] Enriquez, E. (1987) « Le travail de la mort dans les institutions » (1987), in L’institution et les institutions – Études psychanalytiques, Dunod, 2012, 86

[39] Oury, J. (1976). Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle: traces et configurations précaires. Payot.

[40] Haute autorité de santé. (2014, Février). Annonce et accompagnement du diagnostic d’un patient ayant une maladie chronique.

[41] Haute autorité de santé. (2015, Juin). Démarche centrée sur le patient : information, conseil, éducation thérapeutique, suivi.

[42] Perreau, B. (2010b). TRONTO Joan, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, préface inédite de l’auteure, Paris, La Découverte, 2009 [1993]. Genre, Sexualité́ & Société́, n°4.

[43] Zielinski, A. (2010). L’éthique du care: Une nouvelle façon de prendre soin. Études, 413, 631-641.